| Crime of Sihanouk, need 10-12 minutes to download this video band | | |
Year Zero
Note: Khmer verson will soon available - Partners genocide, document film in Khmer - French

II
« MALHEUR AUX VAINCUS ! »

Le 23 avril 1975, j’étais en faction comme interprète à la porte de l’ambassade. Un chef khmer rouge, chargé de rechercher les étrangers, m’avertit qu’une dizaine de Français se trouvaient à treize kilomètres vers le nord et qu’il fallait les ramener. Six jours après la victoire des révolutionnaires, j’eus ainsi la chance de sortir de Phnom Penh. Dans la banlieue immédiate, le long de la nationale 5 menant vers le nord, c’était le vide complet. Pas un habitant dans les quartiers de Russey Kéo ou du kilomètre 6 autrefois surpeuplés. Quelques maisons étaient calcinées, d’autres avaient leur porte éventrée ; des détritus jonchaient les ruelles ; quelques Khmers Rouges cherchaient d’éventuels récalcitrants ; des chiens et des cochons erraient en quête de nourriture. A partir du kilomètre 9, les maisons n’étaient pas complètement vides, mais les gens avaient fait leurs préparatifs pour un départ imminent. Du kilomètre 10 au kilomètre 13, limite extrême de ma sortie, des centaines de milliers de personnes couvraient les rizières, campaient au bord de la route ou dans les ruines de villages rasés par la guerre. Le marché de Prek Phneuv à 12 km de Phnom Penh n’avait sans doute jamais connu une telle affluence... Notre voiture se frayait un chemin avec beaucoup de difficulté dans une telle masse humaine, et je reconnus plusieurs de mes amis, Khmers et Chinois. Le visage bouleversé, ils me faisaient des signes discrets, jetant un regard apeuré vers les gardes assis à mes côtés. Cette même angoisse se reflète dans les témoignages de nombreux Khmers qui ont vécu la déportation de Phnom Penh. Si je n’ai vu personnellement aucun cadavre ni à Phnom Penh ni à l’extérieur de la ville, les déportés, eux, demeurent hantés par cette vision de la mort.

Un groupe de femmes chargées d’orphelins avaient dû prendre la route en direction du nord. A leur arrivée au Vietnam, en novembre 1975, elles ont raconté le cauchemar qu’elles avaient vécu :

« Le 17 avril vers 15 h, nous avons reçu l’ordre de quitter immédiatement notre maison située près du pont de Chrui Changwar. De jeunes soldats ont braqué leurs armes dans notre direction, disant qu’il fallait partir très vite. Dans notre hâte, nous avons quitté la maison les mains pratiquement vides, oubliant même d’emporter du riz, des marmites ou du poisson ! Après quelques centaines de mètres, nous ne pouvions plus avancer. C’était un spectacle ahurissant : un flot humain quittait la ville ; certaines personnes poussaient leurs voitures, d’autres des motos surchargées, d’autres des bicyclettes, ployant sous les balluchons, d’autres poussaient de petites charrettes de confection artisanale. La plupart des gens, comme nous, marchaient à pied, très lourdement chargés. Le soleil nous brûlait, mais nous n’y prêtions guère attention, tant nous étions abasourdies. Des enfants pleuraient, d’autres s’étaient perdus et cherchaient en vain leurs parents... Ce qui était le plus pénible dans cette marche c’était de piétiner sur place : il y avait tellement de monde que nous ne marchions que par avancées de quelques mètres entrecoupés d’arrêts. Parfois, les Khmers Rouges tiraient des coups de feu en l’air pour nous effrayer et faire accélérer la marche. Nous étions mortes de peur quand une rafale éclatait près de nous.
« Le soir du 17 avril, nous sommes arrivées au kilomètre 4, à Russey Kéo, et nous avons dormi dans une maison abandonnée. Nous avons mendié un peu de riz, car l’estomac des enfants et le nôtre criaient famine. Les gens qui faisaient route avec nous avaient bon coeur et s’entraidaient volontiers. Le lendemain matin, à l’aube, des coups de feu nous firent reprendre la route sans perdre de temps. La foule était toujours aussi dense. Arrivées au kilomètre 5, nous avons eu très peur en voyant plusieurs cadavres au bord de la route ; ils avaient les mains liées derrière le dos, personne n’osait passer près des corps. Le bruit courut que c’étaient des chefs de l’ancien gouvernement, mais comme nous ne les connaissions pas, nous ne pouvons dire si cela est exact. Un peu plus loin, devant l’usine Pepsi-Cola, une dizaine de cadavres gisaient devant la porte ; les Khmers Rouges disaient que c’étaient des soldats, des traîtres... Les gens qui le désiraient pouvaient prendre autant de bouteilles de Pepsi-Cola qu’ils le désiraient, mais nous avions trop peur des morts pour approcher. Au kilomètre 6, la foule s’est précipitée dans l’entrepôt du CRS pour le dévaliser. Les Khmers Rouges autorisaient chacun à prendre tout ce qu’il pouvait emporter : « C’était des biens des impérialistes, ils devaient donc servir au peuple. » Nous avons pris du riz, des marmites et des nattes, qui nous ont rendu grand service par la suite.

« Ce soir-là, nous n’étions pas bien loin de Phnom Penh. Nous n’avions parcouru que quelques kilomètres, très lentement, à cause de l’encombrement de la route. Ce rythme lent nous avait épuisées plus qu’une marche rapide. La nuit, nous avions pour lit la terre poussiéreuse et le ciel comme toit. Le lendemain, près du kilomètre 10, nous avons été effrayées : plusieurs cadavres de militaires gisaient sur la route, mais les camions khmers rouges avaient passé sur eux plusieurs fois et les avaient complètement écrasés. On n’apercevait plus que la forme de leur corps... cette vision nous a bouleversées. »

Après plusieurs jours de route, ces femmes sont arrivées à Prek Kdam, à une trentaine de kilomètres de Phnom Penh. Là, les Khmers Rouges les firent monter dans une chaloupe pour les mener à une quinzaine de kilomètres plus au nord. Suon Phâl, âgé de dix-neuf ans et réfugié en Thaïlande le 4 mai 1976, rapporte :
« J’étais élève de terminale au lycée Boeung Kâkde Phnom Penh. Ma famille et moi-même sommes sortis de Phnom Penh en prenant la direction de Prek Phneuv. Le long du chemin, je remarquais des soldats khmers rouges qui attendaient par groupe de trois ou quatre : ils fouillaient les gens pour leur dérober montres, radio, lunettes, or et pierreries. Certains d’entre eux prenaient même les billets de 500 riels qu’ils balançaient en l’air en disant : « L’Angkar révolutionnaire a mis fin à l’usage de l’argent. » Nous avons éprouvé beaucoup de difficultés à avancer du fait de l’immense foule qui partait et du fait aussi que certains Khmers Rouges tiraient des coups de feu pour nous effrayer. Beaucoup de gens sont morts dans cette marche : les malades chassés des hôpitaux, les femmes qui accouchaient sur la route, les blessés de guerre. Le 25 avril, nous sommes arrivés à Vat Kâk : le long du chemin, nous avons vu de nombreux cadavres éparpillés un peu partout, même dans les pagodes, répandant une puanteur à peine supportable. »
Sam Suon, employé de la Société nationale d’import-export, vingt-six ans, réfugié en Thaïlande en juillet 1975, actuellement en France, raconte ce qui s’est passé au sud de la ville :

« Les Khmers Rouges encadraient discrètement le flot de déportés, sans brutalité excessive. Pourtant, dès le soir du 17 avril, des problèmes d’alimentation se sont posés. Toute demande de nourriture recevait invariablement pour réponse :
« Demandez à l’Angkar ! » A force d’entendre la même réponse, les gens ont demandé : « Mais qui est donc l’Angkar ? » Les Khmers Rouges ont répondu : « C’est chacun de vous ! Vous devez vous débrouiller par vous-mêmes pour trouver de quoi manger. » Plusieurs personnes ont sombré dans le désespoir. Mr Kong Savuon, artiste de cinéma très célèbre au Cambodge, pleurait de rage ; il ne lui restait qu’un seul habit et sa Mercédès ! Des gens se sont insurgés contre les Khmers Rouges, notamment un pharmacien. Les Khmers Rouges lui ont coupé la tête devant mes yeux et ont abandonné le cadavre sur la route. Personne n’a osé y toucher, par peur de représailles. Beaucoup d’étudiants, qui avaient montré leur mécontentement, ont eu les mains liées derrière le dos et ont disparu, emmenés par les Khmers Rouges.

« Le matin du 18, les Khmers Rouges ont déclaré que chacun pouvait retourner dans son village natal : des réfugiés sont partis en grand nombre vers Néak Luong, avec le secret espoir de rejoindre le Vietnam. D’autres ont rebroussé chemin vers Phnom Penh. Ilsont traversé de nouveau le pont Monivong qui fut bientôt interdit à la population. Je voulais gagner Takmau, mais n’y ai pas été autorisé, car il y avait trop de monde dans ce secteur, aussi j’ai été dirigé vers Bèk Chan puis Prek Kdam. »

« Nous sommes arrivés à Phnom Penh Thmey (agrandissement de Phnom Penh vers l’ouest) vers 18 heures de ce 17 avril, rapporte You Kim Lanh, technicien de l’électricité au Cambodge. L’on pouvait apercevoir de-ci, de-là, des cadavres de villageois tués par les Khmers Rouges, sans doute parce qu’ils avaient refusé de quitter leurs maisons.

« Le 19 avril, à 10 heures, j’ai vu les Khmers Rouges arrêter une vingtaine de jeunes gens qui avaient les cheveux longs ; ils les ont fusillés devant nous. Tout le monde était terrifié et se faisait couper les cheveux immédiatement, même de nuit.
« Arrivé à Ang Long Kagnanh (dix kilomètres de Phnom Penh), la route était bloquée par les Khmers Rouges qui nous fouillaient et nous arrachaient les montres-bracelets les radios, les colliers et les bagues en or. Ils nous disaient que l’Angkar en avait besoin et ne faisait qu’emprunter ces bijoux pour un certain temps, elle nous les rendrait plus tard. De là, on nous a fait revenir en arrière pour rejoindre la nationale 5. Nous sommes arrivés à Prek Phneuv le 25 avril 1975 à douze kilomètres de Phnom Penh. »

Sur toutes les routes sortant de la capitale, les révolutionnaires usaient des mêmes procédés :
« A Vat Kâk, dit Suon Phâl, j’ai vu un Khmer Rouge qui inscrivait les noms des officiers, des hauts fonctionnaires, des personnalités. Il disait que les Khmers Rouges allaient les conduire en ville pour qu’ils aident l’Angkar. Dans le groupe qu’ils ont emmené, je connaissais Mr Hang Tung Hak, Mr Pan Sothi (anciens ministres), Mr Phi Thien Lay, Uk Yôn, Si Chaè (avocat), Si Tek (commandant du génie), Sisowath Duong Chivin, ainsi que beaucoup d’officiers que je ne connaissais pas. »

Mâm Sarun, capitaine, commandait un bataillon dans la région de Néak Luong. Quand la base fut investie, le 1’ avril, il refusa de se rendre et, avec son bataillon, traversa les lignes khmères rouges pour rejoindre Prey Veng où il arriva le 15 avril. Après la chute de Phnom Penh, il refusa à nouveau de se rendre, il s’habilla en civil, traversa le Mékong à la hauteur de Dey Eth pour aller à la recherche de sa famille.

« J’ai découvert ma famille près de la pagode de Kieng Svay, le 27 avril, et nous sommes restés là pendant plus d’un mois. Derrière cette pagode, les Khmers Rouges avaient écrit, sur un grand tableau noir, l’ordre suivant : « Tous les of ficiers, depuis le grade de sous-lieutenant doivent se faire inscrire ici, afin de retourner à Phnom Penh. Les professeurs, étudiants et instituteurs doivent également donner leur nom, mais parti­ront plus tard. » Chaque jour, je voyais de nombreux officiers s’inscrire. On les mettait à l’écart et on leur donnait du riz en abondance ; leurs familles restaient dans l’enceinte de la pagode, mais n’avaient pas grand-chose à manger. Puis on les a emmenés et on ne les a jamais revus. Parmi eux, j’ai reconnu le général Chlay Lay, le général Pèn Rada, le colonel Néang Sân, le lieutenant-colonel Nhong Chan Sovat, le colonel Kauk 01 et beaucoup d’autres. »
Seng Huot, vingt-huit ans, professeur, réfugié en Thaïlande à la fin février 1976, témoigne de la même procédure, sur la route menant vers Kompong Speu :
« Sur la nationale 4, à la hauteur de Kambaul ( 15 km de Phnom Penh), les Khmers Rouges vident les voitures et pren­ nent tous les objets de valeur : montres, radios, magnétophones, etc. Tout le long de la route, ils recherchent les pilotes, les professeurs, ainsi que toutes les armes, les médicaments, les piles... A Kompong Kantuot, c’est le centre de triage : on laisse passer les civils ; quant aux militaires, ils sont emmenés à l’écart, et peu de temps après, on entend des coups de feu. »

« A Prek Phneuv, dit You Kim Lanh, une voiture radio invitait tous les officiers, fonctionnaires, ministres, députés, techniciens, à rentrer à Phnom Penh pour travailler avec l’Angkar. Je suis rentré avec d’autres techniciens de l’Électricité du Cambodge. »

De l’ambassade de France, nous avions vu effectivement un certain nombre de camions chargés d’hommes et de femmes, entrer à Phnom Penh. Nous pensions tout d’abord que c’était du personnel révolutionnaire ou des paysans qui venaient repeupler la ville. Cependant, l’après-midi du 5 mai, alors que j’étais sorti de l’ambassade, chargéde vérifier l’état des réserves d’eau dela mission technique française toute proche, j’ai rencontré une doctoresse khmère, que je connaissaisbien, Mme Oum Sameth. Quelle ne fut pas ma surprise de l’entendre dire que les Khmers Rouges avaient demandé à tous les officiers supérieurs de rentrer à Phnom Penh pour « organiser le pays » ! Elle s’était fait passer pour l’épouse de son cousin colonel afin de regagner la capitale.
You Kim Lanh, quant à lui, précise :
« Nous avons été tous amenés au ministère de l’Information ; là, nous avons dû écrire notre biographie, avant d’être envoyés à l’hôtel Monorom où se trouvait le siège des « forces spéciales ». Quand j’étais à l’hôtel Monorom, j’ai vuarriver plus de deux cents officiers de Lon Nol. La nuit même, on les emmena pour une destination inconnue.

« Tous les jours, les Khmers Rouges faisaient venir une centaine de personnes, en majorité des officiers. Parmi eux, j’ai reconnu le général Am Rong, ancien porte-parole du gouvernement pour les questions militaires, le colonel Ly Teck, Mr Tep Chieu Kheng (ancien ministre de l’Information et ancien rédacteur en chef de la Dépêche du Cambodge). Ils ont tous disparu les uns après les autres, toujours de nuit. Parmi les Khmers Rouges de l’hôtel Monorom, je connaissais Mêt Hok (« le camarade Hok »), neveu de Mr Touch Kim, ancien gouverneur de la Banque nationale, ainsi que Mêt Sonn, commandant de la brigade des forces spéciales. Je leur ai demandé où donc étaient partis les gens de l’hôtel Monorom qui avaient disparu. Il m’a répondu : « Nous les tuons tous, parce que ce sont des traîtres, qui méritent d’être fusillés ! » Ayant vu de mes yeux, massacrer les militaires malades ou invalides hospitalisés à l’hôpital 701, je suis sûr que ce qu’ils me disaient là était vrai. »

Plusieurs dizaines d’autres témoignages concordants permettent d’affirmer que les révolutionnaires avaient décidé de supprimer le plus grand nombre des anciens cadres civils et militaires dès les premières heures qui suivraient la prise de Phnom Penh.

Cette décision avait commencé à prendre effet dès le 17 avril : en début d’après-midi, alors qu’une certaine anxiété commençait à gagner les Phnom-Penhois, la radio, quasi muette depuis des heures, lança la première communication du nouveau pouvoir :

« Ici, le Front uni national du Kampuchéa. Nous sommes au ministère de l’Information. Les fronts du nord, du sud, de l’est et de l’ouest, ainsi que le Monatio se sont serré la main à Phnom Penh. Nous avons vaincu par les armes et non par les négociations. A nos côtés, se trouve Samdech Sangh, vénérable patriarche de la communauté bouddhique, et le général Lon Non. Nous ordonnons à tous les ministres et à tous les généraux de se rendre immédiatement au ministère de l’Information pour organiser le pays. Vive les Forces armées populaires de Libération nationale khmères très courageuses et très extraordinaires ! Vive l’extraordinaire Révolution du Kampuchéa ! »

Le ton impérieux et le vocabulaire nouveau manifestaient une décision résolue. Plusieurs officiers cependant n’obtempérèrent pas aux ordres : prenant la tenue civile, ils se coulèrent dans l’anonymat de la foule. Quelques autres, au contraire, se rendirent au ministère de l’Information, comme il leur était ordonné, avec le désir « d’organiser le pays », en collaboration avec les nouvelles autorités. Parmi eux : le général Chim Chuon, bras droit du maréchal Lon Nol et passant pour l’un des officiers les plus corrompus de la République. D ’autres ne se faisaient pas d’illusion sur leur sort à venir : deux frères, qui possédaient la double nationalité khmère et française, les généraux Litaye Suon Paul et Aimé revêtirent leur plus bel uniforme, et toutes décorations sorties, se rendirent aux nouvelles autorités : dans un acte de bravoure, quelque peu tardif, ils refusaient de fuir et voulaient terminer leur carrière en hommes d’honneur. Mr Long Boret, Premier ministre, était arrivé au ministère de l’Information avec beaucoup de retard. Jusqu’à la dernière minute, il avait cru aux promesses américaines. Maintenant, il s’était rendu compte que tout était perdu. Quelques jours auparavant, il était aux Philippines pour accompagner le maréchal Lon Nol, qui abandonnait la présidence de la République. Il aurait pu rester à l’étranger, mais il ne croyait pas à une défaite si rapide. Il aurait pu, le 12 avril au matin, s’en aller avec les diplomates américains, mais avait refusé, laissant partir à sa place le général So Kham Koy, chef de l’Etat. « Je ne suis pas un mercenaire », avait-il répondu à Gunther Dean, ambassadeur des Etats-Unis qui l’avait invité sans ménagements à partir avec lui. Au matin du 17 avril, il aurait pu s’enfuir à bord d’hélicoptère comme beaucoup d’autres ministres et généraux, mais il était resté à son poste, bien que sa tête fût mise à prix. Durant la journée, il avait tenté plusieurs fois de se rendre au ministère de l’Information, mais en vain, les patrouilles de jeunes Khmers Rouges ne le connaissaient pas et l’empêchaient d’aller dans cette direction. Il avait alors téléphoné qu’on vienne le chercher, et il était las, fatigué, vaincu. Il serra les mains des personnalités présentes. Longtemps, il serra celle du « général » Hem Keth Dara, échangeant avec lui un long regard silencieux, comme pour lui reprocher son action du matin, visant à renverser son gouvernement ! Après quelques bonnes paroles, les Khmers Rouges emmenèrent tous ces généraux et ministres à l’« Organisation supérieure ». Dans le langage révolutionnaire que nous connaissions de longue date, cette « Organisation supérieure » signifiait la mort...

Dans la prise de Phnom Penh, rien n’avait été laissé au hasard : l’occupation militaire de la ville, l’évacuation de sa population, le sort des anciens cadres civils et militaires, tout relevait d’un plan précis, préalablement établi. Les révolutionnaires avaient misé sur la naïveté et l’inconscience de leurs compatriotes républicains et avaient ainsi réussi aisément à décapiter toute l’organisation politique et militaire de l’ancien régime.

« Malheur aux vaincus ! » Ceux-ci avaient cru trop facilement qu’entre Khmers on s’entendrait toujours, plusieurs payaient cette erreur par leur vie ! Et pourtant, ces vaincus n’étaient pas tous opposés à l’idée de servir le nouveau régime. La plupart d’entre eux n’avaient pas d’idées bien précises tant sur un système social que sur la politique, et selon la bonne tradition khmère, étaient disposés à servir les nouveaux maîtres, à « se plier selon le vent », comme le dit une expression khmère.

Les meilleurs étaient révoltés par la corruption républicaine et aspiraient à plus de justice, sans savoir comment concrétiser leurs désirs. Plusieurs, sans doute, pensaient que les révolutionnaires auraient besoin d’eux, et envisageaient l’éventualité de servir le nouveau régime même après l’abolition de tous leurs privilèges. Jamais ils n’avaient imaginé pareille issue. Les révolutionnaires avaient d’ailleurs maintes fois proclamé qu’ils n’en voulaient qu’aux « sept traîtres », dont la condamnation à mort était sans appel : le maréchal Lon Nol, ex-président de la République khmère, Mr Long Boret, Premier ministre, le prince Sisowath Sirik Matak, principal instigateur du coup d’Etat de 1970 et tête pensante des premières années de la République , le général Sosthène Fernandez, ex-commandant en chef des armées, Mr In Tam, homme très populaire, ex-Premier ministre, Mr Cheng Heng, président du Parlement lors de la destitution du prince Sihanouk et chef de l’Etat jusqu’en 1972, Mr Son Ngoc Thanh, ennemi juré du prince Sihanouk, ancien chef des « Khmers Sérey » inféodés aux Américains et conseiller du gouvernement. Deux d’entre eux avaient subi le châtiment, les autres avaient fui à l’étranger. La liste des traîtres s’était quelque peu allongée dans les derniers mois, mais concernait un nombre relativement limité de personnalités. Ces promesses et déclarations étaient destinées à l’opinion internationale, mais ne dévoilaient qu’une infime partie des projets réels des révolutionnaires.

ù Le nettoyage radical par le vide continua au fil des jours. Les cadres civils et militaires furent systématiquement retranchés de la communauté nationale, la ville fut « nettoyée de ses ennemis ». Elle fut purifiée également de tous les apports de l’Occident. You Kim Lanh, cité plus haut, en témoigne :

«  Je suis resté un mois à Phnom Penh, au travail avec des Khmers Rouges. Je devais fouiller toutes les maisons et ramasser le riz qui y restait, stocker les médicaments provenant des diverses pharmacies. Nous chargions tout cela dans des barques dont l’équipage était vietnamien. De temps à autre, un incendie éclatait en ville, mais nous ne faisions rien pour l’éteindre. Quelquefois, les Khmers Rouges nous faisaient démolir les maisons en bois, puis mettre les poutres et les planches en tas. »

Yen Savannary, professeur, réfugié en Thaïlande vers le 15.10.1975, confirme indirectement le récit précédent :

«  A partir de la fin avril, des camions faisaient des rotations incessantes sur la nationale 1 menant à Saigon ; ils transportaient des postes radio, des motos, des cycles de toutes marques, des bicyclettes, des médicaments empaquetés et des armes de toutes catégories. Près de Neak Lœung, environ deux cents véhicules attendaient pour franchir le Mékong ; il y avait notamment des Mercedes et des Peugeot 404. Il y avait aussi trois ou quatre canons de 105 mm et trois camions de médicaments. Le tout, semble-t-il, partait pour le Vietnam . »

Lao Bun Thai, mécanicien, vingt-trois ans, réfugié en octobre 1975, affirme avoir travaillé jusque vers le 15 mai à transporter des meubles, des appareils de télévision, des frigorifiques et autres appareils ménagers pour les jeter dans un immense brasier situé à une douzaine de kilomètres au nord de la capitale, près de la digue de Steung Kambot.
«  J’ai vu, de mes propres yeux, plusieurs camions, remplis à ras bord de livres, passer devant l’ambassade de France et gagner effectivement le nord. J’ai vu également brûler sur la pelouse les volumes de la bibliothèque de la cathédrale. La bibliothèque de l’Ecole française d’Extrême-Orient, située à quelques centaines de mètres de l’ambassade a subi un sort semblable le 5 mai au matin... Elle ne renfermait plus beaucoup de trésors, car l’essentiel avait été mis en sécurité en France. »

Un Pakistanais réfugié à l’ambassade de France a rapporté que les Khmers Rouges avaient pénétré dans son magasin : ils n’avaient rien dérobé. Ils avaient seulement saisi des paires de ciseaux et s’étaient mis à lacérer les coupons de tissus. De son côté, un pharmacien ajoutait que les jeunes soldats révolutionnaires avaient brisé tous les flacons que contenait sa boutique.

Ce n’était pas l’appât des richesses qui dirigeait l’action des vainqueurs, mais la volonté bien arrêtée de faire disparaître tout ce qui rappelait l’Occident. Après l’euphorie des premiers jours où ils furent séduits par le clinquant de la civilisation qu’ils découvraient, ils reprirent la voie de l’austérité et du dépouillement. Tel Noé, les révolutionnaires furent trompés par la force de l’alcool qu’ils trouvaient en abondance dans la capitale au lendemain de leur victoire, mais bien vite le régime sec reprit ses droits. ù

Vidée de sa population, dépouillée de ses biens, Phnom Penh, capitale du Cambodge depuis 1865, perle du Sud-est asiatique, aux larges avenues ombragées, est devenue une ville fantôme, retournant peu à peu à la forêt... De nombreuses pelouses se sont couvertes de bananiers, afin qu’aucun pouce de terrain ne soit perdu. Plusieurs réfugiés ont traversé Phnom Penh les mois derniers, ils estiment que la ville ne compte guère plus de 20 000 habitants, comprenant uniquement des Khmers Rouges et leurs familles. Les ouvriers vivent dans les quartiers périphériques, près de leurs usines, mais ne peuvent entrer en ville. Les Khmers Rouges célibataires sont groupés : les garçons vivent d’un côté de la rue, les filles de l’autre.

Les différents ministères du gouvernement révolutionnaire ont un personnel réduit au strict minimum ; la plupart ne possèdent même pas de bureaux.
Les quelques diplomates de pays socialistes accrédités à Phnom Penh trouvent la vie dure : ils ne peuvent sortir de leur ambassade. Trois fois par jour, une jeep leur apporte leur repas ; ils n’ont aucune distraction, aucun personnel à leur service, lavent eux-mêmes leur linge, etc. Toutes les deux semaines, le vendredi, un avion de la CCAC chinoise permet aux diplomates étrangers d’aller prendre un bol d’air et de liberté à Pékin... Depuis septembre 1976, ils peuvent aussi emprunter la nouvelle ligne aérienne reliant Phnom Penh à Hanoi. Un seul journal en langue khmère de quatre pages, Padévath (Révolution), paraît tous les quinze jours et diffuse uniquement les nouvelles concernant la construction du pays. Phnom Penh, la corrompue, est devenue vertueuse et spartiate.

Catholic Relief Service, organisme caritatif américain .
« L 'Organisation », à la fois le Parti et l 'Etat.
Réfugié en Thaïlande (camp d'Aranh) en avril 1976, actuellement en France.
Réfugié au camp de Kap Choeung (Thaïlande) le 15.2.76, actuellement en Thaïlande.

 
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