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Cambodge du silence
Note: Khmer verson will soon available - Partners genocide, document film in Khmer - French

LE « GRAND FRERE » VIETNAMIEN
L’on se demande pourquoi, après la victoire des Khmers rouges, la pénurie de tous les produits alimentaires s’est faite immédiatement sentir. La cause en est que l’Angkar Lœu a d’énormes dettes à rembourser dans les délais impartis, d’abord au bienfaiteur frère du Vietnam qui, aux premières heures de la guerre de 1970, a donné l’ordre aux troupes sud-vietnamiennes déjà installées sur le territoire cambodgien avec les effectifs de trois divisions, d’occuper complètement les provinces du Nord et du Nord-Est - Steung-Treng, Kratie, Mondulkiri, Rattanakiri, Svay Rieng - pour en faire des bases d’entraînement et de logistique, avec des prolongements dans d’autres régions, Prey Veng, Takeo, Kompong Thom, Kompong Cham. De 1970 à 1973 ce sont les troupes régulières nord-vietnamiennes qui ont l’initiative des opérations dans toutes ces régions.

La khmérisation de la guerre ne commence qu’à partir de 1974, les cadres devenant peu à peu khmers, ceux-ci utilisant cependant les Vietnamiens pour la technicité, la transmissions, le maniement des armes lourdes et pour l’organisation de commandos.

La « grande escroquerie du siècle » a consisté à faire croire à l’étranger à la « Révolution » khmère rouge, à l’authenticité de la « Résistance » khmère rouge, à l’indépendance des Khmers rouges. Sihanouk avait raison en disant qu’ils étaient « à la solde de l’étranger ». Ils n’étaient qu’une poignée en 1970, exactement quatre mille sur sept millions d’habitants pour un territoire de 181 023 km² (le tiers de la France). Contrairement à ce qu’on a prétendu, ils n’avaient pas d’impact sur la population. Ils avaient très peu d’audience paysanne, la preuve en est qu’ils restaient dans la foret, faisant des razzias sur des villages, qu’ils brûlaient après avoir emmené avec eux, par la force, les habitants : tout le contraire de la révolution vietnamienne, implantée dans les villages mêmes, dans la couche paysanne, pas partout cependant. Ce n’est pas là une marque d’implantation. Il a fallu la maladresse de Sihanouk lors de l’affaire de Samlaut - jacquerie dans la région de Battambang, réprimée dans le sang en 1967, pour rejeter les paysans de cette région vers les maquis khmers rouges, mais il ne s’agissait là que d’un épisode local.

Les Khmers rouges n’avaient aucune audience dans les villes, en dehors de certains milieux d’étudiants et d’enseignants, la plupart des chefs khmers rouges viennent de ces milieux et non de la masse paysanne, ce sont des intellectuels coupés de cette masse, ce qui explique en partie leur aveuglement de théoriciens poussant la doctrine jusqu’à l’absurde. Le manque d’audience urbaine explique l’absence presque totale d’attentats en ville et l’échec de toutes les opérations [Fin p 32] de commandos sur Phnom Penh, la seule opération réussie, celle du 6 octobre 1972 faisant sauter le pont de Chruy Changwar, est le fait d’un commando purement vietnamien, d’ailleurs presque totalement exterminé au bout de quatre heures par l’armée de Lon Nol.

En réalité, cette poignée de quatre mille hommes, dont la moitié formée à Hanoi, n’aurait jamais pu sortir de la forêt, donc s’implanter, s’accroître et gagner la guerre, sans l’appui massif des Vietnamiens communistes , ceux-ci déjà rompus à la guérilla, et, il faut bien le dire, sans la stupidité de la politique américaine qui a repoussé Sihanouk vers Pékin et les Khmers rouges, fait intervenir l’armée sud-vietnamienne de Thieu au Cambodge, et maintenu un Maréchal hémiplégique Lon Nol à la tête d’un pays en guerre. Tous ces facteurs réunis et eux seuls ont permis la victoire des Khmers rouges, et d’abord cet appui massif des Nord-Vietnamiens. On mesure donc quelle dette ils ont dû, ils doivent rembourser.

Quelques semaines après la victoire des Khmers rouges sur Phnom Penh, le premier visiteur de marque que le nouveau régime eut l’honneur de recevoir fut Le Duan, Secrétaire Général du Parti des Travailleurs du Nord Vietnam - Lao Dong. Cette visite a revêtu une importance particulière ; d’abord la mise en œuvre de l’équipe dirigeante, puis le retour des 600 000 vietnamiens à la mère patrie et l’occupation pacifique des îles côtières contestées comme Poulo Wai, enfin la fixation des produits à envoyer au Vietnam en compensation des efforts de guerre fournis par le « peuple frère ». Ces produits sont le riz, par milliers de tonnes, le maïs, les noix de coco, le soja, le Kapok, le caoutchouc, les bœufs, par milliers de têtes, les animaux de basse cour, les porcs, le poisson, etc.

Le peuple khmer va s’épuiser ainsi à travailler « pour le Roi de Prusse », comme disent les Occidentaux, pour le plus grand profit des Vietnamiens. Le fameux « patriotisme » des Khmers rouges n’est qu’une escroquerie de plus, d’autant que les Vietnamiens ne rêvent que d’appliquer les directives du testament de Ho Chi Minh, c’est-à-dire de s’emparer de toute la péninsule indochinoise, Cambodge compris : ce qui sera bientôt aisé, les Khmers rouges affaiblissant notre malheureux pays par des saignées irréparables et le rendant pratiquement incapable de s’opposer, dans un avenir rapproché, dix ans environ, à la pénétration vietnamienne. Et ce ne sont pas les Thaïlandais qui nous aideront, eux qui veulent aussi une part du gâteau.

Sihanouk, Lon Nol, les Khmers rouges, de même que les Français et les Américains, auront tous contribué à effacer de la carte un petit pays qui ne demandait qu’à vivre en paix, un des rares peuples au monde qui depuis plus d’un siècle n’a jamais menacé personne, n’a [Fin p 33] jamais essayé de dépasser ses frontières, tout en accueillant avec hospitalité tous les étrangers, y compris ses voisins.

CHAPITRE IX   LE PRINCE ROUGE

Samdech Norodom Sihanouk est un personnage hors série. Tous ceux qui l’ont approché en conviennent. Mais les avis diffèrent totalement. Pour les uns, c’est un potentat oriental, un féodal corrompu ayant maintenu son pouvoir grâce à la bourgeoisie d’affaires au détriment du peuple - même s’il a choisi ensuite de suivre les Khmers rouges, encore était-ce pour essayer de les circonvenir et de revenir au pouvoir en escamotant leur Révolution. Pour les autres, c’est le « Prince Rouge », l’Asiatique pervers qui par haine de l’Occident, s’est fait le complice des communistes et est finalement tombé dans leur piège.

Un grand patriote, le père de l’indépendance, qui par son habileté politique a réussi à maintenir longtemps son pays en dehors de la guerre d’Indochine.

Un traître, qui a vendu son pays aux ennemis héréditaires, aux Vietnamiens, pour rester au pouvoir, pour de l’argent, qui leur livrait des armes moyennant de substantielles commissions pour sa famille et ses courtisans.

Un grand homme d’Etat, ami du général de Gaulle, poursuivant la même ligne politique internationale de non-alignement, selon les principes gaulliens et ceux de la Conférence de Bandoeng.

Un fou, qui se désintéressait des affaires de l’Etat pour faire du cinéma, qui prenait pour du génie politique le fait de distribuer des coupons de tissu aux foules obligées de venir l’acclamer

Qui est Sihanouk ?
J’ai cherché à comprendre, et tout d’abord à le comprendre le 8 mars 1970, il m’avait convié dîner avec quelques amis français [Fin p 113] à sa Résidence, à Paris : Marcel Camus, le metteur en scène d’Orfeu Negro, et sa charmante femme brésilienne, Lourdes de Oliveira François Chalais, le brillant journaliste, et sa délicieuse femme vietnamienne. Et puis il y avait Monique : Neak Moneang Monique, la Princesse Monique , très belle, simple, aimable, l’épouse de Sihanouk, celle qui avait éclipsé toutes les autres, la seule qui comptait désormais.

J’étais arrivé le premier seul avec Sihanouk et Monique. Nous parlâmes longuement. Sihanouk approuvait mes projets, il me demanda de revenir au Cambodge et de l’aider dans sa tâche. Et pourtant...

Pourtant, la seule chose que je ne pouvais pas me permettre de lui dire, c’était la vérité. C’était ce que le général Lon Nol, président du Conseil, m’avait révélé le 16 février 1970, avant de rentrer à Phnom Penh : si le Prince ne rentrait pas immédiatement à Phnom Penh pour reprendre la situation en main, tout était perdu.

- « Monseigneur, rentrez à Phnom Penh, reprenez l’Etat, et surtout l’armée, en mains. Sinon, d’autres s’en chargeront. »

Il faut dire que Sihanouk ne se prêtait pas à ce genre de confidence. Par une pirouette, il passait d’un sujet grave à des futilités, riant beaucoup, s’écoutant beaucoup, n’écoutant pas ses interlocuteurs, sauf lorsque l’on parlait cinéma. Ce qui se passa pendant le dîner.

La situation dans mon pays ? Oui, elle est grave. Oui, les communistes envahissent mon pays. Ces Vietnamiens, ce sont nos ennemis héréditaires, les Vietcongs, par devant je dois leur faire de grands sourires, par derrière, je leur tape dessus. Je vais faire le tour des capitales : Moscou, Pékin, Hanoi. Il me suffira de leur parler, ce sont tous mes amis, Kossyguine, Chou En-lai, Pham Van Dong. Les Russes et les Chinois obligeront les Vietnamiens à ne pas continuer leur avance, â rester dans leurs sanctuaires.

« Il suffit, j’ai parlé, tout a changé de face » dit Agrippine dans le Britannicus de Racine, croyant avoir gagné - alors qu’elle a perdu. C’est l’orgueil, l’orgueil des Princes, l’orgueil des Rois, l’orgueil des chefs d’Etat.

D’ailleurs, personne ne put répondre à ce sujet, car le Prince s’était lancé dans ses souvenirs cinématographiques. Il n’y eut plus même une allusion à la politique.

Je me souviens qu’à Phnom Penh, un des conseillers français de Sihanouk avait ainsi commencé une phrase : « Le fou... ». Il s’agissait du Prince Chef de l’Etat. Il venait de s’embarquer dans la désastreuse [Fin p 114] opération militaire destinée à « mater » les Khmers Lœu – « Khmers d’en Haut », Khmers de la montagne, en réalité populations montagnardes non khmères, au mode de vie différent - Sihanouk voulait les « khmériser » ! Inutile de dire qu’ils prirent le maquis et s’allièrent aux communistes.

Le général Lon Nol n’était pas encore hémiplégique. Il avait toute sa tête. C’était un homme secret, parlant peu, sans doute par habitude - il dirigeait l’Etat, l’armée, les services spéciaux - le « S.R. de Lon Nol » disait-on. On a dit beaucoup de choses sur lui, presque toutes fausses. La contre-vérité la plus énorme, c’est de l’avoir fait participer au complot de droite destiné à renverser Sihanouk. Il était venu au contraire en France pour essayer de ramener le Prince à Phnom Penh précisément pour qu’il reprenne l’Etat et l’armée en mains, en somme pour le sauver lui-même. Lon Nol était un fidèle de Sihanouk. Il m’expliqua qu’il repartait la mort dans l’âme, le lendemain du 17 février, pour Phnom Penh, n’ayant pu réussir à convaincre le Prince. « La situation pourtant est explosive. Les militaires ne peuvent plus tolérer l’avance continue des Vietcongs, qui trahissent leurs engagements de ne pas dépasser la zone de leurs sanctuaires. A Svay Rieng, notre armée ne commande plus sur son propre sol ; quand un convoi vietcong doit passer, celui-ci barre la route à nos soldats. Ce n’est plus une présence invisible, ni même discrète, c’est une occupation, les Vietcong réquisitionnent nos paysans, notre bétail ; imaginez, vous, Français, que les Allemands installent des bases en Alsace et envahissent peu à peu la Lorraine. Quelle serait votre réaction, celle de votre armée ? Et puis, les Américains vont finir par nous bombarder, et l’armée sud-vietnamienne par intervenir, elle aussi. C’est un engrenage fatal .qui ne peut mener qu’à la guerre. Je vous le dis confidentiellement, si Samdech chef de l’Etat ne rentre pas immédiatement à Phnom Penh, tout est perdu. »

Lon Nol rentra seul... et il se rallia, la mort dans l’âme, aux militaires de droite soutenus par les Américains et conduits par le Prince Sisowath Sirik Matak, qui, lui, ne souhaitait pas sauver Sihanouk, il était plutôt son rival.

Le document que me remit Lon Nol le 16 février 1970 - texte écrit de sa propre main - pour la Presse française est extrêmement significatif à ce sujet. Un homme qui va faire un coup d’Etat de droite va t-il écrire et dire un mois auparavant : « Nous souhaitons donc une paix rapide au Sud Vietnam, notre voisin. Le retrait des troupes USA de la contrée devrait pouvoir mener rapidement à cela et les Vietnamiens pourront ainsi régler leurs affaires eux-mêmes... » Lon Nol demandait en même temps qu’on fasse état du problème des « Khmers krom » - Khmers du Sud Vietnam - opprimés par le régime de Thieu. D’ailleurs Lon Nol m’a bien parlé des complots de droite et de gauche [Fin p 115], cela se passait le 16 février 1970. Il voulait les éviter en ramenant Sihanouk à Phnom Penh. Tout ce qu’on a écrit sur la préparation du 18 mars 1970 est faux.

Pour être dans la vérité historique, il convient d’ajouter que si Lon Nol avait toujours été, et presque jusqu’au 18 mars 1970, un fidèle de Sihanouk, sa femme était hostile au Prince et à sa famille. Il est vraisemblable que Madame Lon Nol a poussé à la roue, tout comme d’ailleurs la Princesse Monique a poussé Sihanouk dans les bras des communistes.

Monique était de mère vietnamienne - son père était italien ; sa mère avait organisé un circuit de trafic et de corruption. En particulier, le fameux trafic d’armes venant de Sihanoukville, à destination du Viêt-Cong, laissait uni bénéfice annuel de 250 millions de riels aux organisateurs... Je ne sais pas si Monique en profitait, mais elle était au courant et laissait faire, car le but politico-militaire était d’armer les Vietcong et elle ne cachait pas sa sympathie pour les Révolutionnaires vietnamiens. On a dit que Sihanouk était le deuxième roi khmer ayant épousé une vietnamienne. Le premier, Chey Chettha II, par ce choix, avait introduit les Vietnamiens au Cambodge, et ceux-ci le grignotèrent peu à peu. Cette allusion signifiait donc que par sa passion pour les femmes, Sihanouk livrait son pays aux « ennemis héréditaires » .

Il est impossible historiquement parlant, de passer ce détail sous silence, car il explique une partie au drame.

Sihanouk, effectivement, adorait Monique. Sur le plan de la petite histoire, c’est l’exemple d’un amour admirable, mais pour la grande Histoire, quand un chef d’Etat se laisse influencer sentimentalement, il commet une erreur impardonnable. S’il n’y avait pas au moins deux millions de malheureux Cambodgiens disparus depuis 1970, morts à cause de toutes les fautes de tous les dirigeants, ce ne serait même pas la peine d’y faire allusion. Mais voilà : il y a ces morts, il y a ce peuple qui souffre.

Après tout ce que nous avons dit, sur le plan historique, sur les fautes, sur les erreurs commises, sur les excès, sur le sang versé même, comment dire du bien de Sihanouk et de Monique ? Pourtant, si on devait juger n’importe quel chef d’Etat, en trouverait-on un seul qui soit digne qu’on en dise du bien ? Lequel n’a pas « mains sales » - même dans les régimes dits « démocratiques » et jouissant de la paix la plus absolue ? Les Français sont les plus mal placés pour juger, eux qui ont envoyé des « troupes coloniales » un peu partout, et singulièrement en Indochine. La situation où Sihanouk s’est trouvé placé est une situation « française » : les Français n’ont su ni reconquérir ni décoloniser l’Indochine [Fin p 116], ni faire la paix. En 1954 à Genève, M. Mendès-France, pour être à tout prix Président du Conseil, a choisi la solution la plus facile, celle que n’importe quel sous politicien aurait pu imaginer : le partage, et quel partage ! Donner le nord aux communistes, le sud aux Américains, c’était installer un tonneau de poudre en distribuant généreusement une allumette à chaque camp. Mendès-France ne doit pas être cependant le bouc émissaire : presque tout le Parlement français a suivi, et le peuple de France, avec un « lâche soulagement ». Cette « paix » là, c’était la deuxième guerre d’Indochine, encore plus meurtrière, mettant en jeu non seulement les pays de l’Indochine, mais aussi les Grandes Puissances, Américains, Russes et Chinois. Et l’on voudrait que le souverain d’un tout petit pays presque sans armée, qui plus est le champ clos de rivalités étrangères, à demi envahi déjà ait été un ange de la paix apportant le bonheur à son peuple !

Il y a aussi la tradition, les croyances, les rites, les présages, et toutes ces choses surnaturelles dont nous parlerons dans un autre chapitre destiné à distraire le lecteur sans doute fatigué de toutes ces considérations historiques. Sihanouk ne pouvait pas agir autrement qu’en Khmer, en même temps chef religieux, d’un bouddhisme comme on l’a vu mêlé de rites ancestraux môn-khmers, animistes, en homme superstitieux. Mais combien d’hommes politiques français n’ont-ils pas consulté Madame Soleil, cette voyante citée même par le Président de la République Georges Pompidou ? Staline - marxiste et athée, du moins le dit-on - consultait aussi des devins et des voyantes. Sihanouk ne peut pas être jugé à l’extérieur du contexte khmer.

Conservons donc le bon côté: c’est d’ailleurs ce que l’on retient finalement quand on l’a connu. Sihanouk et Monique, un couple charmant qui savait recevoir ses amis, qui savait aussi les défendre.

Je suis arrivé au Cambodge en 1965, période où Sihanouk était le chet incontesté, reconnu par le monde entier comme un des grands leaders du non-alignement selon la conférence de Bandoeng - avec Tito, Soekarno, etc. J’assistai, de loin, à l’une de ses célèbres colères, cette fois dirigée contre les Russes. L’Union Soviétique avait en effet ajourné le voyage que le Prince devait faire à Moscou (Octobre 1965), parce que Sihanouk, en visite à Pékin, avait vanté l’amitié sino khmère en critiquant « les puissances qui se disent anti-impérialistes et amies du Vietnam, et préconisent des négociations sans préalable entre les agresseurs américains et les Vietnamiens agressés ». Les Chinois avaient bien entendu repris la critique en la soulignant, trop belle pierre lancée dans le jardin des « révisionnistes » soviétiques.

Je ne vis donc pas la colère du Prince de près car je n’étais pas encore connu de lui et n’étais pas encore « l’invité de Chamkar Mon », [Fin p 117] mais j’en perçus les éclats, rien qu’à voir la tête des Russes. Un des mes collègues, coopérant soviétique, et son épouse, vinrent se réfugier chez moi, expliquant qu’ils n’osaient plus circuler dans les rues, de crainte de recevoir des pierres, ni aller faire les courses chez les commerçant chinois, qui refusaient de les servir. Marx, qui l’eût dit ? Lénine, qui l’eût cru ? La solidarité des Blancs face au péril jaune ! Ce n’était pas un cas isolé, la plupart des Russes coopérants ayant assuré leurs arrières auprès d’amis français. Les Russes ont toujours été très ouverts avec leurs amis français, ainsi j’ai eu des discussions passionnées, de 1968 à 1973, avec le correspondant de l’Agence Tass, un « jeune », très intelligent, d’esprit large, défendant la position de l’Union Soviétique avec habileté, c’était tout le contraire du magnétophone stalinien. J’ai même organisé un jour un déjeuner avec lui et Max Clos, envoyé spécial du « Figaro », de passage au Cambodge, et nos épouses respectives. Max Clos est un des rares journalistes français à n’avoir pas écrit sur le Cambodge la somme des énormités que je relevais jour après jour dans la Presse française; il a toujours cherché à s’informer avant d’écrire, et à comprendre les vrais problèmes, tout comme Pierre Doublet, de « L’Express », Michel Voirol, du regretté « Combat », ou Jean Lacouture dans ses livres ou ses articles.

Les Russes n’étaient d’ailleurs plus ces vieux militants de la Révolution d’Octobre. Mon collègue coopérant venait jouer aux échecs, me battait évidemment, et le jeu d’échecs invitant aux confidences, il me racontait sa vie et ses espoirs: Il travaillait en coopération, comme sa femme, parce que les salaires étaient beaucoup plus élevés qu’en U.R.S.S. ; tous deux calculaient qu’au bout de cinq ans, ils pourraient s’acheter une voiture, en Allemagne de l’Est, les prix y étant plus avantageux. C’était cela, le « révisionnisme » ! Ce besoin de confort des jeunes générations ; on était loin de l’idéal révolutionnaire ; n’était-ce pas mieux ainsi ? Les Chinois de Pékin, coopérants eux aussi n’en étaient pas encore là, ils demeuraient guindés et récitaient leur bréviaire, le « petit livre rouge »...

La colère du Prince s’apaisa ; au bout de huit jours, tout rentra dans l’ordre, Sihanouk n’attaqua plus l’URSS à la radio, les Russes reprirent leurs habitudes.

En 1967, ce furent les Chinois qui furent victimes de la mauvaise humeur du Prince. Il faut dire que le gouvernement de Pékin commit une ingérence assez grave dans les affaires intérieures de leur grand ami khmer ; c’était la période de la « Grande Révolution Culturelle Prolétarienne », les Chinois de Pékin voulurent prendre en mains les Chinois du Cambodge et par contrecoup faire de la propagande auprès des étudiants khmers : les enfants des écoles chinoises - privées - commencèrent à recevoir une éducation marxiste, les Livres et les brochures maoïstes inondèrent les écoles et l’Université, les associations d’amitié [Fin p 118] khméro chinoises intensifièrent leur propagande. Les Chinois étaient sans doute encouragés par le fait que l’un des plus puissants personnages du régime, Chau Seng, était maoïste, et protégé de Sihanouk. Mais celui-ci entra - de nouveau - dans une colère terrible, fit, après quelques remontrances à Pékin, dissoudre les associations chinoises, saisir les livres et brochures, et enseigner le khmer dans les écoles chinoises. Chau Seng finit par quitter le Cambodge en 1968, écarté au profit de Lon Nol mais non disgracié, puisque Sihanouk le reprit en mai 1970 dans le Gouvernement en exil qu’il forma à Pékin.

Mais les retombées, cette fois, ne touchèrent pas les « Blancs ». Tout rentra d’ailleurs également dans l’ordre, Sihanouk se réconciliant avec Pékin, renforçant même son amitié personnelle avec Mao Tsé-tung et surtout avec Chou En-lai.

En 1967 je devins correspondant du quotidien parisien gaulliste «  La Nation  ». Venant après le « discours de Phnom Penh » du général de Gaulle - septembre 1966 - je fus rapidement connu du prince Sihanouk dont je publiai deux interviews.

Le général de Gaulle était alors dans toute sa splendeur sur la scène internationale. Il symbolisait la décolonisation, le non-alignement, a neutralité, l’indépendance, en même temps que la coexistence pacifique entre les peuples. Il avait été l’un des premiers à reconnaître la Chine Populaire , avait condamné l’ingérence américaine en Indochine, et Sihanouk l’admirait beaucoup.

Je ne pouvais, en matière de Tiers-monde et de décolonisation, qu’être « gaullien », terme que je préfère à celui de « gaulliste » parce qu’il suggère mieux la vision planétaire du général, le deuxième évoquant plutôt un parti politique ou la lutte électorale, plus terre à terre.

En 1951-1952, j’avais vu, sur place, la malheureuse Indochine mise à feu et à sang par les partis français de la IV ° République. En 1955-1956, j’avais vu, en Afrique Noire, l’administration coloniale française de cette IV° République emprisonner les « Nègres » - comme on disait alors - et les faire « voter » dans le sens indiqué. Le referendum africain instaurant l’indépendance, le discours de Phnom Penh demandant l’indépendance, sont des gestes « gaulliens », et il est difficile, quand on a vécu cette période, de ne pas avoir une vision « gaullienne » des choses.

Ma position « gaullienne » me plaçait en situation privilégiée. J’étais invité dans toutes les ambassades étrangères, et je recevais chez moi aussi bien les Soviétiques que les Chinois de Pékin. Ah ! Que l’image de la France était belle au temps du général de Gaulle ! Ce visionnaire [Fin p 119] planétaire avait su être à la fois le champion de l’indépendance nationale et le symbole de la coexistence vraiment pacifique et du rapprochement des peuples par delà les frontières et les idéologies - la France retombe peu à peu dans la grisaille de la médiocrité, mais la flamme demeure, que des Français fervents et des étrangers qui n’oublient pas entretiendront.
L’attaché de Presse de l’Ambassade de Chine, correspondant de l’Agence « Chine Nouvelle » - mon « ami » chinois -venait souvent me voir. Il m’apportait du champagne chinois au goût sucré, des « gadgets » à l’effigie de Mao Tsé-tung, présentant l’un de ses poèmes, et bien entendu le « petit livre rouge ». Pourtant, il n’y avait guère de « communication » en ce sens qu’il paraissait toujours en représentation, récitant son bréviaire – oh ! Il en avait « plein la bouche » de « notre Président Mao », en balance duquel je mettais « notre Général de Gaulle » (aujourd’hui qu’avons-nous à mettre en balance ?). Mais je m’aperçois maintenant qu’il est toujours question, dans les conversations politiques, de l’Est comme de l’Ouest, des « grands dirigeants », jamais du peuple. Bien que regrettant le Général de Gaulle, j’en viens à me dire que tous les cultes de personnalités sont néfastes, que, quel que soit le régime, fût-il le plus prétendument égalitaire, il y a toujours cette ligne de démarcation entre ceux que La Bruyère appelait « Les Grands », et le peuple. Ces dignes Camarades diplomates de la Chine « Populaire » portaient peut-être tous la même tunique à la Mao - mais toute neuve ou sortant de chez le teinturier - ils circulaient en Mercedes de luxe, et participaient à toutes les festivités, pendant que le prolétaire chinois, dans le pays, charriait des paniers de terre pour faire des digues. Et en temps de guerre ...

« Que veulent tous ces cannibales
A faire de nous des héros ?
Ils sauront bientôt que nos balles
Sont pour nos propres généraux ! »

Des millions d’hommes tombent, mais survivent les chefs. Même la guerre révolutionnaire n’échappe pas à cette loi. Ho Chi Minh lui-même est mort dans son lit. De toute son équipe, aucun n’est mort au combat, ni même du fait de la guerre, fût-ce sous les pires bombardements américains, tandis que des millions de Vietnamiens ont donné leur vie. Dans la France d’aujourd’hui existe un seul abri anti-atomique, réservé au Président de la République , à ses ministres, et à l’Etat-major de l’Armée : « S’il faut donner son sang, mais donnez donc le vôtre, Monsieur le Président » chantait Boris Vian. Y aura-t-il donc toujours une caste privilégiée rendant l’égalité utopique ou falsifiée ?

Un jour, ma voiture étant en panne, pour une réparation chez le [Fin p 120] garagiste, mon « ami » chinois m’offrit le service de son Ambassade : « Vous n’avez qu’à téléphoner, une Mercedes avec un chauffeur sera à votre disposition et vous conduira où vous voulez ». Je pouvais donc devenir le privilégié d’un régime communiste maoïste ... Je fus tenté d’en user, pour me faire conduire à l’Ambassade de France, rien que pour voir la tête de quelques cloportes français à cheval sur le protocole et la hiérarchie. Je m’abstins cependant, pour ne pas mettre le doigt dans un engrenage qui commence avec la reconnaissance d’un service rendu et se poursuit avec un échange de services, pour se terminer par une proposition « appuyée » de travailler comme agent secret.

Avec les Russes, au contraire, nous étions entre « Blancs » et la « communication » était facile. On peut en faire une question de race ; les Russes d’ailleurs sont assez racistes. On pourrait donc dire comme Kipling : « East is East and West is West, and they never meet » . Mais quand on est antiraciste, comme moi, on cherche à aller ai fond des choses. J’ai toujours eu la « communication » avec les Noirs (africains) et les Jaunes (Cambodgiens, Vietnamiens), là où la plupart des autres Blancs (Français) ne l’avaient pas - et dans ces pays dits « de couleur » je l’avais beaucoup moins avec les Français qu’avec la population : L’affirmation de Kipling est valable au niveau du colonialisme, elle ne l’est plus dès lors que l’on se présente avec des rapports d’égalité et de fraternité, et, bien sûr, sans arrière-pensée politique, celle-ci, qu’elle soit, ramenant au stade colonial .Seulement voilà: le communisme a modifié le sens des rapports. Le maoïsme n’étant pas encore « révisionniste », il s’agit de communisme à l’état pur, par conséquent sectaire (« Hors de l’Eglise, point de salut ») ; alors les Chinois n’agissent avec les étrangers que comme des machines de propagande, « des magnétophones ». Les Khmers Rouges ont poussé la « pureté » jusqu’à l’extrême, excluant tous les étrangers, avec un racisme anti-blanc relevant de la même veine que le racisme anti-nègre ou anti-sémite des nazis. Mais les Russes (comme les Vietnamiens, on le verra plus loin) sont déjà « révisionnistes », c’est-à-dire penchant vers le côté humain, vers les rapports de fraternité. Il est certain que le collègue coopérant soviétique qui vous raconte, en se plaignant de la longueur du service militaire (4 ans), comment il a « fait le mur » plusieurs fois avec succès pour échappe à la discipline ennuyeuse, est déjà « humain, trop humain ».

Un Conseiller important de l’Ambassade soviétique entretint avec moi des rapports d’amitié. Il m’apportait de la Vodka , ce qui me changeait du champagne chinois, mais au contraire du Pékinois, il n’essayait pas de m’endoctriner avec un quelconque petit livre, ni de me faire partager son admiration .pour les dirigeants de son pays. Nous parlions de la situation au Cambodge et au Vietnam, et de nos pays respectifs ; son gros problème était la présence des Chinois ; il se moquait éperdument des bombardements américains, les Américains ne le préoccupaient [Fin p 121] pas une seconde ; mais les Chinois ... Il en vint donc à me demander de menus services - la situation était inverse : si je ne voulais pas devenir l’obligé des Chinois, je ne voyais pas d’inconvénients à ce que les Russes soient mes obligés. A ce moment, c’était moi qui, à l’occasion, pouvais demander quelque chose, et j’étais en position de force pour refuser ce qui m’aurait entraîné trop loin. Un jour, il me demanda de lui procurer le discours de Mao Tsé-tung au N è Congrès du P.C.chinois ; l’Ambassade soviétique ne l’avait pas, alors que notre Ambassade de France, pour une fois à l’avant-garde de l’information, en avait le texte. Un autre jour, il voulut avoir le 5 è plan de l’économie du Cambodge. Les Russes avaient une énorme Ambassade, avec 14 agents de leurs services spéciaux, tous parlant et écrivant parfaitement le Khmer et le Français, mais malgré toute leur puissance ils n’utilisaient pas un seul Cambodgien, par crainte, je crois bien, de tomber sur des agents chinois.

Le texte du 5 è plan traînait dans tous les bureaux du Ministère de l’Economie et du Plan, où travaillaient des Français conseillers des Cambodgiens. Ce n’était pas un secret, j’en fis même par la suite une analyse détaillée dans la Presse Khmère (dans le journal « Cambodge »). Comme pour le discours de Mao, je pus donc rendre ce petit service aux Soviétiques, qui, eux, n’avaient pas accès aux Ministères Cambodgiens, sinon en délégation officielle et surveillée. Un autre jour encore, toujours préoccupé par les Chinois, il me demanda de lui ménager une entrevue chez moi avec l’attaché de Presse de Pékin.

- S’il est d’accord, lui dis-je.
- S’il ne l’est pas, ne pouvez-vous pas vous arranger pour me prévenir quand il vient chez vous ? Je viendrais comme par hasard...

Je ne pouvais pas accepter de tromper l’un ou l’autre de mes visiteurs, ma position privilégiée reposant sans doute sur ma situation « gaullienne », mais aussi sur la confiance que l’on m’accordait. Le Chinois ne voulut pas rencontrer le Russe, et l’entrevue n’eut pas lieu. C’est dommage. Pourquoi toutes ces barrières entre les peuples ? La ségrégation n’est pas une exclusivité Sud-africaine ... Il ne s’agit pas là d’un cas fortuit. Le Russe et le Chinois appartenant tous deux à des pays totalitaires, tous leurs actes, même par rapport à moi, et quelle que fût leur sympathie à mon égard, ne pouvaient se comprendre que télécommandés depuis leur Ambassade, elle-même télécommandée depuis leur Gouvernement. D’où l’intérêt d’une telle entrevue.

Par les Russes, je savais quels étaient lés Français agents de Pékin, dénoncés comme tels sans qu’il en parût, sans doute avec l’idée que je préviendrais « mon gouvernement ». En quoi ils manquaient de psychologie. Je n’allais pas affaiblir ma position « gaullienne » privilégiée en me ravalant au rang d’un minable « agent français » ou de délateur, comme certains de mes compatriotes coopérants, hélas ! - mon indépendance [Fin p 122] m’est bien trop chère, je n’ai même jamais appartenu à aucun Parti ; et il est beaucoup plus intéressant d’être informé pour soi-même et non au service des autres, c’est d’ailleurs ainsi que l’on devient le mieux informé. Si je connaissais de la sorte les « agents chinois », je devinais, par certains silences, quels Français servaient d’yeux et d’oreilles aux Soviétiques. Ne parlons pas des Français manipulés par la C.I .A., ceux-là étant visibles comme le nez au milieu de la figure, il n’était même pas besoin de recevoir telle ou telle confidence pour les reconnaître. Tous ces agents, quels qu’ils soient, étaient d’ailleurs connus des services secrets cambodgiens, qui les laissaient opérer en toute tranquillité. Seul Sihanouk ignorait tout, à une ou deux exceptions près, ainsi en Juin 1968, il fit renvoyer un coopérant français trop visiblement lié aux Khmers Rouges, comme « agitateur communiste », et pour une fois il était tombé juste, le personnage appartenant au réseau soviétique de l’Allemagne de l’Est.

Mon souvenir le plus émouvant fut le commencement d’une amitié, sincère celle-là, de la part de mon interlocuteur, avec l’Ambassadeur de Tchécoslovaquie. Elle débuta au « Printemps de Prague ». J’ai rarement vu un homme d’au-delà du « rideau de fer » aussi humain, aussi ouvert à tous les problèmes, aussi démocrate dans le meilleur sens du terme. Il avait parfaitement « subodoré » dès le début de 1967, le danger qui guettait le Cambodge, et sa seule erreur fut de croire qu’une action médiatrice de la France pouvait éviter au Cambodge de tomber dans le gouffre. Il m’en parlait souvent. Hélas ! Comme on le verra, la France a été de plus en plus absente, et après mai 1968 ce fut la débâcle française.

A mon retour en congé en France en juillet 1967, je fus invité par le Gouvernement tchécoslovaque à passer avec ma famille trois jours à Prague. Quand je revins au Cambodge, en septembre, le « Printemps de Prague » s’était transformé en hiver à la suite de l’intervention militaire soviétique. Je revis l’Ambassadeur. Il était désespéré, il avait vieilli soudain de dix ans.

- Je suis très amer, me dit-il simplement.
Il allait bientôt être remplacé. Mais c’en était fini des projets : « Vous viendrez me voir en Tchécoslovaquie ; je vous ferai découvrir mon pays... »
Dès que le communisme commence à avoir « le visage humain », la Super-puissance envoie ses chars d’assaut pour écraser les libertés, la joie de vivre, et la fraternité par delà les frontières. De même que l’autre Super-puissance empêche toute libération de son impérialisme, comme à Saint-Domingue. O combien est juste la position « gaullienne », [Fin p 123] excluant la domination de l’une ou de l’autre de ces brutes !

Je retrouvais aussi mes amis vietnamiens - ceux de Hanoi et ceux du Front de Libération du Sud Vietnam. Ils savaient que je n’étais pas communiste, mais ils savaient aussi que j’avais lutté pour leur indépendance, au temps du colonialisme français. Un jour, même, avant de rentrer en France, en 1952, j’avais prévenu un ami, un professeur vietnamien, que la police coloniale française allait venir l’arrêter comme « Vietminh » ; ce professeur, Nguyen Van Kiet, est devenu par la suite un des dirigeants du Front de Libération, puis vice-président du G.R.P.

Je posai aux nouveaux diplomates vietnamiens en poste à Phnom Penh la question des « représailles » après la victoire. L’ambassadeur de Hanoi, Nguyen Thuong, et le représentant permanent du Front de Libération Nguyen Van Hieu m’assurèrent qu’il n’y en aurait pas, que tous les Vietnamiens de l’autre camp étaient considérés comme des victimes de l’impérialisme américain. Il n’y a pas eu au Vietnam, effectivement, ce « bain de sang » qui déshonore la « révolution » des Khmers rouges.

Cependant, un autre problème se posait, actuel celui-là: la présence militaire de plus en plus envahissante des Nord-vietnamiens et du Vietcong. D’abord autorisés par Sihanouk à installer des hôpitaux en territoire cambodgien, dans les provinces frontalières de Rattanakiri et de Mondolkiri, les Vietnamiens communistes transformèrent bientôt ceux-ci en bases militaires, tout en niant catégoriquement le fait. Au début, Sihanouk entra dans le jeu vietnamien - engrenage fatal - en niant aussi ; c’est ainsi qu’il organisa pour la Presse internationale un voyage au Rattanakiri.

Sihanouk voulait prouver aux journalistes et aux diplomates qu’il n’y avait pas de Vietnamiens - Nord-vietnamiens ou Vietcong - au Cambodge, que la piste Ho Chi Minh ne passait pas par le Cambodge. Un peu plus tard, en 1969, Sihanouk essaiera d’ameuter le monde entier pour dénoncer l’invasion vietnamienne. Mais, en 1967, « il n’y avait pas de Vietnamiens ». L’expédition par avions et hélicoptères jusque dans la Province du Nord-Est du Cambodge ayant été annoncée à son de trompée je suppose que les Vietnamiens, s’il y en avait, s’étaient discrètement retirés... pour revenir aussitôt après.

La province de Rattanakiri est montagneuse et boisée. C’est le domaine des « Khmers Loeu », Khmers d’en haut, populations montagnardes, d’ailleurs, non-khmères, Jaraï, Brao, etc. Les Khmers Loeu vivent dans la forêt, pratiquent le « brûlis » pour cultiver le riz, et chassent et pêchent. Ils ont des coutumes particulières, ainsi des danses rituelles très pittoresques. Les jeunes filles se promènent les seins nus [Fin p 124] ce que ne font jamais les Khmères. Il y a au Rattanakiri un lao de cratère analogue au lac Pavin de l’Auvergne française, mais à l’eau délicieusement bonne pour se baigner - alors que le Pavin est froid - des rivières, des cascades. Mais les routes sont des pistes, et en allant de l’aéroport de Lomphat, la capitale, par jeep jusqu’à la frontière vietnamienne, nous étions tous couverts de poussière rouge. Cela gâte le plaisir du voyage. Nous vîmes les postes frontières, petits villages tenus par l’armée, et, la frontière elle-même, un ruisseau, avec des arbres marqués d’une croix. Nous n’avions vu aucun Vietcong, ni aucune trace de leur passage. Par contre, il y avait des traces de bombardements américains sur les villages. Des paysans et des buffles avaient été tués ainsi. Un journaliste américain suggéra qu’il fallait peindre de grandes croix rouges sur fond blanc sur les toits des maisons, pour que les Américains ne se trompent pas de pays. Il lui fut répondu qu’on le ferait mais je crois bien que cela ne fut jamais réalisé. Il fallait, bien entendu, protester contre les bombardements américains. Ce que j’ai fait pour ma part, mais surtout parce qu’il y en avait eu de plus meurtriers plus avant dans le pays, dans la région de Svay Rieng, là où aucune confusion n’était possible. Par la suite, pendant la guerre au Cambodge, les Américains pilonneront le territoire cambodgien, faisant 100 000 à 200 000 victimes, mortes pour rien, ce qui est encore plus absurde si l’on a épousé la cause américaine, sud-vietnamienne, et khmère républicaine : tuer les gens pour les abandonner ensuite complètement, c’est de l’absurdité, c’est le crime parfait, aussi absurde que celui des Khmers rouges qui libèrent les gens pour les massacrer ensuite. Voilà le monde où nous vivons, où nous survivons plutôt, voilà ce que veulent nous imposer les politiciens de droite et de gauche. Et ceux qui critiquent Sihanouk de s’être précipité tête baissée dans le Grand Piège, sont les premiers à s’y précipiter et à nous y précipiter.

Je voyais donc, à la fin de mon séjour de 1969, c’est-à-dire dans le premier semestre, les comploteurs de droite préparer leur coup, et les comploteurs de gauche préparer le leur. Sur la droite, les Français n’ont guère participé, à part quelques uns qui servaient d’informateurs à la C.I .A. ; ce n’était pas, dangereux tant que Lon Nol tenait l’armée pour Sihanouk, Fernandez étant à la police et Oum Mannorine, « frère de Monique et beau-frère de Sihanouk », à la « Défense en Surface ». Ils étaient trois fidèles de Sihanouk, et il a fallu le complot des autres et l’invasion nord-vietnamienne, il a fallu aussi la démission morale et politique de Sihanouk, pour que les deux premiers rallient les conjurés de droite.

Le complot des autres était lié à l’invasion vietnamienne. Compte tenu de la situation légale du régime de Sihanouk, on peut dire que les Coopérants et autres Français qui ont intrigué avec les Khmers rouges, les Vietnamiens et les services secrets chinois ont tenu le rôle [Fin p 125] d’espions en pays étranger, se conduisant en outre en colonialistes foulant au pied la souveraineté d’un petit pays du Tiers-monde - tout en étant payés comme des princes par rapport au revenu moyen de la population. Pas un d’ailleurs n’a donné un centime pour aider un Khmer, bien mieux, la seule collecte organisée dans les établissements scolaires khmers auprès des professeurs français par le Syndicat « FEN » l’a été au profit des Nord-vietnamiens qui envahissaient le territoire khmer. Le reste a été constitué par les pétitions habituelles « contre les bombardements américains au Vietnam » - mais jamais contre les raids américains au Cambodge ! - « pour le soutien aux Révolutionnaires Nord-vietnamiens ». Tout d’ailleurs en paroles, en intrigues et en mouchardages, jamais bien sûr une seule action courageuse. On comprend pourquoi les Vietnamiens même communistes me considéraient davantage que ces lâches, bien à l’abri de leur compte à la Banque Khmère pour le Commerce surveillant le cours du Riel et le changeant « au marché noir » ; moi qui avais risqué ma liberté et ma vie pour leur indépendance à l’époque où la gauche française lançait ses expéditions coloniales, je pouvais me promener partout le front haut, et non comme eux en rasant les murs.

Au début de 1969, Sihanouk commença à s’inquiéter de l’invasion « invisible » des Vietnamiens communistes. En janvier, lors de l’inauguration d’un nouveau Lycée, il s’en ouvrit à René Laporte et à moi, il y avait là toute la horde habituelle prévue au cérémonial princier: les ambassadeurs étrangers, les ministres khmers, les journalistes, la foule cambodgienne, et les élèves habillés en « J.S.R.K. ». Sihanouk, après son discours d’usage, passa devant les dignitaires, salua les ambassadeurs, rapidement, et vint vers René Lapone et vers moi, qui nous tenions modestement dans un coin à l’écart. Il nous parla pendant vingt minutes, se plaignant que les communistes envahissaient son pays, que tout le monde l’abandonnait ou le trahissait, y compris la France ; il nous demanda d’alerter Paris, le général de Gaulle, l’opinion internationale.

Je fis de mon mieux pour l’aider dans ce sens, et lui écrivis même que si des Français « rouges ou bleus » s’immiscaient dans les affaires intérieures khmères, ce n’était pas le fait de la « vraie France, celle du général de Gaulle ». Il me répondit ainsi le 31 janvier - lettre publiée dans la Revue « Sangkum » :

Cher Monsieur
,
J’ai pris connaissance avec sympathie de votre lettre du 19 Janvier et vous remercie de me réitérer l’assurance que la France du Général de Gaulle reste une fidèle amie de mon pays et ne s’immisce en rien dans nos affaires. Je n’en ai [Fin p 126] d’ailleurs jamais douté.

Bien entendu, la très affectueuse et très admirative estime que je porte, au su de tous, au plus illustre des Français, me vaut d’être attaqué par ceux de vos compatriotes qui sont ses adversaires. Leur sectarisme ne m’étonne et ne m’émeut guère : je sais bien où se trouve la vraie France.


Je vous remercie de vos diverses suggestions sur le plan journalistique.
Veuillez croire à l’assurance de mon amicale considération.


NORODOM SIHANOUK

Cette lettre de Sihanouk fit grand bruit à Phnom Penh, mais hélas ! À Phnom Penh seulement. Personne à l’extérieur ne voulut croire au double complot de droite et de gauche visant à renverser Sihanouk. Ce fut partout une conspiration du silence, et le Prince eut beau tenir des conférences de Presse et s’adresser au monde entier, cette fois en dénonçant l’invasion du territoire cambodgien par les Nord-vietnamiennes et les Vietcong, invasion qui ne pouvait que provoquer un contrecoup de la part de la droite cambodgienne, il n’obtint jamais aucun écho.

Pourtant Sihanouk ne savait rien sur les traîtres et sur les comploteurs qui l’entouraient. Ainsi pour l’affaire du vol des secrets de la Défense Nationale. Un jour, un Français placé dans l’entourage du Prince par quelqu’un de l’Ambassade de France, prit dans un tiroir de Sihanouk des documents d’ordre militaire ; il les passa à un autre Français, qui les remit à un ministre khmer réputé prochinois, qui les porta à l’Ambassade de Chine. Mais le ministre fut arrêté à 200 m de l’Ambassade par la police de Sosthène Fernandez, qui replaça les documents dans le tiroir - le ministre ne fut pas inquiété et Sihanouk n’en sut jamais rien. Comme me l’expliqua Sosthène Fernandez vers cette époque : « Nous le savons, mais nous n’osons pas le dire à Monseigneur. » Il est vrai que les colères de Sihanouk étaient terribles, et qu’il eût été capable de rompre les relations diplomatiques avec la France après avoir renvoyé tous les Français.

Avant de rentrer en France, en juin 1969, je vis notre Ambassadeur ; il ne croyait pas au complot et m’assura « qu’il ne se passait rien ». Il ne se passe jamais rien pour les ambassades. Pourtant, M. Louis Dauge était un homme honnête et intelligent. Sans doute savait-il qu’il ne faut jamais annoncer de catastrophe. Personne ne vous croit. Un an avant Dien Bien Phu, j’avais écrit dans un hebdomadaire parisien – « Dimanche Matin » - que « si la France ne changeait pas sa [Fin p 127] politique indochinoise elle allait droit vers un désastre militaire sans précédent, avant un an ». J’avais donc l’habitude ne pas être écouté. Mais quand je pense au nombre de morts accumulés en Indochine, je ne peux pas m’empêcher de me dire qu’il n’y avait pas d’autre solution pour moi que de crier, même dans le désert, d’appeler à l’aide contre tous ces assassins. Aujourd’hui les Français qui ont contribué au malheur des Khmers ou qui n’ont rien fait pour l’empêcher accablent Sihanouk : « le Prince Rouge qui s’est enfermé dans son propre piège », « il mérite son sort ». J’ai exposé le bien et le mal, son bon et son mauvais côté. Mais je suis témoin des efforts qu’il a faits avant de quitter son pays en janvier 1970. Démission morale et politique ? Il avait bien vu qu’il n’y avait plus rien à faire. Les Vietnamiens communistes - et c’est là leur responsabilité historique dans le drame cambodgien - avaient calculé qu’en accentuant leur pression envahissante, ils provoqueraient un coup de force de la droite khmère, qui précipiterait le Cambodge dans la guerre, engagerait davantage les Américains, et accélérerait leur victoire.

Le « Prince Rouge », repoussé par les Américains auxquels il avait finalement fait appel, misa sur la victoire « rouge ». Il n’avait plus le choix. Mais si le dernier empereur de Chine fut traité avec humanité par les communistes chinois, on peut douter que les Khmers rouges accordent à Sihanouk une retraite paisible. [Fin p 128]

CHAPITRE XIII   MAIS QU’EN DISENT LES KHMERS ROUGES ?

Il nous a paru intéressant de livrer à nos lecteurs le point de vue des Khmers rouges. D’abord, la formation du FUNK et du GRUNK, puis la politique « pékinoise » et celle du « maquis », puis le Communiqué de Presse du Congrès National Spécial des 25-27 avril 1975 de Khieu Samphan, la défense des Révolutionnaires par un Français, le Professeur Vincent Monteil, co-président de France Cambodge et membre d’honneur du FUNK depuis 1970, enfin un extrait d’un « Magazine illustré » daté de janvier 1977 et diffusé en France en langue khmère.

Les notes en bas des pages nous serviront de précisions ou de commentaires.

Le 18 mars 1970, les Russes apprennent à Sihanouk sa destitution et lui conseillent soit de rester à Moscou, soit de rentrer à Paris. Mais Sihanouk compte surtout sur l’appui de Pékin, où il est accueilli le 19 par son ami Chou En Lai qui l’assure d’un soutien total. Le 26 mars, les trois députés « disparus », Khieu Samphan, Hou Youn et Hu Nim signent une déclaration de « soutien sans réserve à Sihanouk ». Le 25 avril, à la Conférence de Canton patronnée’ par Chou En Lai, Sihanouk, Pham Van Dong - R.D.V.N. - Nguyen Huu Tho - Vietcong - Souphanouvong – Pathet Lao - unissent leurs forces en un Front uni des peuples indochinois. Le 1 er mai, Mao Tsé-tung assure Sihanouk de son soutien officiel. Le 5 mai est formé un Gouvernement Royal d’Union Nationale du Kampuchéa, G.R.U.N.K. Présidé par :
  • Samdech Penn Nouth, Premier Ministre, il comprend :
  • Sarin Chak, ministre des Affaires Etrangères,
  • Chau Seng, ministre des missions spéciales,
  • Chan Youran, ministre de L’Education et de la Jeunesse ,
  • Ngo Hou, ministre de la Santé,
  • Thioun Mum, ministre de l’Economie et des Finances,
  • Khieu Samphan, ministre de la Défense Nationale ,
  • Duong Sam-Ol, ministre de l’Equipement et de l’Armement,
  • Hou Nim, ministre de l’Information,
  • Huot Sambat, ministre des Travaux Publics [Fin p 172], Télécommunications et Reconstruction,
  • Chéa San, ministre de la Justice ,
auxquels s’ajoutent le 10-07-70 :
  • Keat Chhon, ministre délégué auprès du premier ministre,
  • Thioun Prasit, ministre chargé de la Coordination de la lutte et de la libération nationale.
Samdech Norodom Sihanouk déclare : « Nous avons réussi à encercler Phnom Penh et sans l’intervention américaine nous ne serions pas aujourd’hui à Pékin mais à Phnom Penh. Nous n’avons que faire de l’ONU et de son Secrétaire Général. Le FUNK ne demandera pas à être ‘reconnu par les Nations Unies et nous n’entrerons à l’ONU qu’avec la République Populaire de Chine, la République Démocratique du Vietnam, le G.R.P. du Sud Vietnam et le Laos Populaire. »

L’union sacrée est faite entre les Khmers rouges, combattants de toujours, pionniers de la lutte révolutionnaire et de la libération, et les Khmers Rumdâs, du Front de libération, dits « Sihanoukistes ». Aucune ombre au tableau. Les premiers forment les maquis révolutionnaires, ils occupent toutes les zones libérées, c’est-à-dire 85% du territoire, et contrôlent 90% de la population. L’homme qui assure la liaison est Ieng Sary. Les seconds s’occupent surtout des relations internationales, et en premier lieu de celles avec le Gouvernement chinois.

Jean Lacouture a publié aux Editions du Seuil, en 1972, un livre intitulé « L’Indochine vue de Pékin », entretiens avec Norodom Sihanouk. L’écrivain journaliste est allé en effet à Pékin interviewer le Prince, et cet ouvrage constitue un document intéressant pour l’Histoire.

La France, qui ne reconnaissait pas le GRUNK, avait cependant chargé son ambassadeur à Pékin, M. Etienne Manac’h, d’être en contact avec celui-ci, et l’amitié de l’Ambassadeur de France sera un grand soutien moral pour Sihanouk. Etienne Manac’h était soutenu lui-même à Paris par la Direction d’Asie du Quai d’Orsay, dirigée par M. Fromont-Meurice.

Au Cambodge la lutte contre la clique des traîtres Lon Nol - Sirik Matak se développe avec succès et sans autre aide extérieure que celle des pays amis, qui fournissent les armes nécessaires : Chine, R.D.V.N.F.N.L. du Sud Vietnam, pour n’avoir pas à intervenir dans les affaires khmères. De même, les camarades du Pathet Lao.

A partir de 1973, les Révolutionnaires prennent pratiquement le pouvoir réel, et commencent à critiquer le Prince dans le pays même - mais non à Pékin ni sur la scène internationale. Il ne faut pas, la victoire approchant, que les masses paysannes libérées accueillent avec enthousiasme un ancien roi féodal qui a fait tant de mal au peuple. [Fin p 173]

Ainsi, en février 1973, Sihanouk se rend au Cambodge par la « piste Ho Chi Minh », parvient à Steung Treng, puis à Angkor. Mais il ne peut avoir aucun contact avec le peuple, et retourne à Pékin. Les Révolutionnaires ne se laisseront pas voler leur victoire.

Mais Sihanouk doit toujours servir à « légitimer » le régime. Il fait la tournée des pays amis pour servir la propagande des Révolutionnaires. Le 17 avril 1975, lors de la victoire de ceux-ci, il veut se retirer, mais on lui demande de rester encore « chef de l’Etat » - il est nommé « Chef de l’Etat à vie ». En septembre 1975, Sihanouk rentre à Phnom Penh avec tous les honneurs. Il légitime ainsi la victoire des Révolutionnaires. Il va la légitimer aussi à l’étranger, à l’ONU où le nouveau régime remplace l’ancien, à Paris, où il est reçu par le Président Giscard d’Estaing.

Quand il rentre à Phnom Penh, le 31 décembre 1975, il n’est plus qu’un « hôte ordinaire ». Il fait revenir ses fils de Prague et de Moscou, ceux-ci sont séparés de lui, envoyés à la rizière comme tout le monde. Il reste seul avec Monique, au Palais Royal. En mars 1976, le pouvoir révolutionnaire l u i demande de démissionner. Il va « s’occuper, par lui-même, des besoins de sa famille » - (Radio Phnom Penh).Le pouvoir est ainsi rendu totalement au peuple. Sihanouk a accompli son rôle historique ; sans lui, la victoire n’eût pas été possible, mais après la victoire il doit accepter de s’effacer, et, désormais, son nom ne sera jamais plus prononcé.

M. Vincent Monteil, membre d’honneur du FUNK - Front Uni National du Cambodge - co-président de France Cambodge, a adressé la lettre suivante au journal « Le Monde » le 17-01-1973 :

On s’entre-tue entre Cambodgiens à
la Cité universitaire. Le directeur du pavillon cambodgien est lié au régime usurpateur de Lon Nol. Pourquoi ne pas l’avoir remplacé par un représentant du seul pouvoir légitime du Cambodge : celui de Samdech Norodom Sihanouk, qui incarne la légitimité, la continuité et l’ensemble du peuple khmer ? Pourquoi la France, comme l’URSS, s’obstine-t-elle à ne pas accepter les faits ? Pourquoi hésiter à se prononcer ? On reste en contact à Pékin - mais on maintient à Phnom Penh une ambassade et une mission militaire. Pourquoi ? Pour qui ? Pour les Soviétiques, pour les Américains ou pour les uns et les autres ?

Le 8 juillet dernier, à Nouakchott, j’allai saluer Sihanouk : nous étions tous deux les hôtes de mon ami le président Mokhtar Ould Daddah. Le prince nous dit, avec passion et amertume, sa déception devant l’attitude ambiguë de la France  : « Tout ce que [Fin p 174] nous demandions, c’est que vous laissiez à Phnom Penh - comme à Saigon - un consul général. Mais cette situation bâtarde est intolérable: la France se comporte avec nous comme un mari avec sa maîtresse ou sa concubine. Attendrez-vous, pour me « reconnaître », que je sois revenu à Phnom Penh ? Il sera trop tard. Nous fermerons toutes les ambassades, et vous serez traités comme les autres. Les Khmers sont francophiles et francophones, ils ne demanderaient qu’à privilégier la France, une fois la paix revenue. Mais voilà que vous nous proposez, comme au Vietnam, un gouvernement à trois composantes - avec le FUNK, les traîtres et les indécis ! Il n’en est pas question: j’ai pour moi la continuité et la légitimité. De Gaulle n’aurait jamais permis cela. Alors, je rappelle à Maurice Schumann ce qu’il a dit avec sincérité, je n’en doute pas – « Le Monde » du 18 novembre 1970 : « Je me contente simplement de me demander: si le général de Gaulle revenait, comment justifierais-je devant lui, et par rapport à lui, telle initiative ou telle attitude ? Je puis vous assurer que cette question, je me la pose et je me la poserai chaque matin et chaque soir, tant que j’aurai l’honneur de rester ministre des affaires étrangères. »

CHAPITRE XIV CAPITALISME OU MARXISME

Une doctrine humanitaire « justicialiste » ne peut que faire d’abord le constat de la faillite de, tous les systèmes. Corollairement, ces systèmes n’ont pu survivre que grâce à un colonialisme, ou impérialisme, au détriment de peuples plus pauvres et plus faibles.

L’expansion occidentale, européenne et américaine, n’a été possible qu’avec la conquête des « colonies », sources de matières premières et de main d’oeuvre à bon marché. Le monopole, une fois acquis, dure malgré la « décolonisation », au détriment des pays du Tiers-Monde. Certains de ces derniers commencent à réagir et à demander des comptes - crise du pétrole en particulier.

L’expansion russe, tsariste puis soviétique, n’a été possible qu’avec la conquête ries « colonies » asiatiques, conquête accompagnée de russification, également sources de matières premières et de main d’oeuvre à bon marché; il est vrai que Staline avait étendu son système à tout le territoire, en instituant le travail forcé. En 1945 la conquête de l’Europe de l’Est a parachevé l’oeuvre, maintenue à l’aide des chars d’assaut - Budapest, Berlin, Prague, etc. Certains pays ou « Républiques » non russes commencent à regimber, avec la naissance de la contestation.

Le système capitaliste aboutit immanquablement à la dictature, que celle-ci prenne une forme « bon enfant »comme au Mexique, ou une forme fasciste policière, comme au Chili ou en Argentine. Quant aux pays anciennement colonisés demeurés « occidentaux », ils ne présentent pas un aspect particulièrement démocratique, que ce soit le Maroc de Hassan II, le Zaïre de Mobutu, l’Ouganda d’Amin Dada, ou les Philippines de Marcos. Certes, les pays capitalistes industrialisés - de la France aux Etats-Unis en passant par l’Angleterre ou le Japon - connaissent une certaine prospérité accompagnée d’une certaine liberté. Mais ces pays connaissent une crise commune, avec la montée du coût de la [Fin p 183] vie, avec l’inflation, et le chômage; quant aux « libertés », elles se partagent surtout entre les Partis et Syndicats au pouvoir et ceux de l’Opposition, mais n’existent pas pour la population; la meilleure preuve en est qu’en France, par exemple, Majorité et Opposition sont parfaitement d’accord pour empêcher l’avènement d’une Justice indépendante du Pouvoir, se contorsionnent le cerveau pour rédiger des « Chartes des Libertés », alors qu’il existe déjà une Déclaration Universelle des Droits de l’Homme qui constitue la meilleure Charte qui soit au monde - mais cette Déclaration consacre l’indépendance de la magistrature et protège le citoyen contre tous les arbitraires !

Le marxisme n’a partout abouti qu’à la dictature, théoriquement dictature du prolétariat, pratiquement dictature d’une classe sur le prolétariat, il n’est pas d’exemple du contraire. C’est son essence même qui conduit à la dictature; celle-ci a pris des formes plus ou moins violentes et sauvages, terribles et inhumaines au Cambodge ou en Tchécoslovaquie, atténuées mais tout aussi répressives et privatives de liberté en Roumanie ou en Chine, et il n’est pas impossible qu’un jour un Teng Hsiao-ping quelconque nous révèle « les crimes de Mao » comme l’a fait Krouchtchev pour ceux de Staline.

Staline a exterminé plus d’êtres humains, même en valeur relative, que le plus noir des dictateurs fascistes, plus que Hitler lui-même. Or, toutes les dictatures fascistes finissent par disparaître pour faire place à des démocraties - Italie, Allemagne, Portugal, Grèce, Espagne, etc. - alors que les dictatures se réclamant du marxisme demeurent immuables, intangibles, figées pour l’éternité. La lutte des classes est un paravent commode pour instituer la violence dans lès rapports humains, même là où ce n’est pas nécessaire. C’était valable au XIX° siècle - et Marx avait raison contre un capitalisme alors sauvage - ce ne l’est plus à notre époque de négociation et de concertation : il est scientifiquement absurde de vouloir perpétuer un système immuable alors que l’humanité, comme la vie elle-même dans l’Univers, est en évolution constante. Si Marx a été un bon analyste de son époque, le marxisme en tant que doctrine immuable est une aberration, parce que Marx s’est trompé sur l’avenir. La « lutte » n’est jamais que le produit de l’essence animale de l’homme, idée reprise par Nietzsche et Hitler, sous la forme de la « volonté de puissance », et de la « guerre » comme état permanent et idéal de l’humanité, qui ne pourrait jamais en sortir. Or, ce sont au contraire la négociation, la concertation et la paix qui sont les solutions du présent et surtout de l’avenir. La promesse du « futur paradis socialiste pour les générations à venir » permet de sacrifier en toute bonne conscience les générations présentes. Comme l’a écrit Lionel Jospin, Secrétaire National du Parti Socialistes justement à propos du Cambodge : « Le discours est trop usé qui rejette l’ère future du bonheur des hommes à la fin des cataclysmes présents ». [Fin p 184] Marx a qualifié la religion « d’opium du peuple » parce qu’elle promet un paradis futur qui permet de justifier et de perpétuer les injustices présentes. Les marxistes remplacent l’opium par la cocaïne et ainsi l’humanité se trouve toujours droguée...

Ou bien l’homme reste « animal », et alors nous sommes nés en effet pour vivre normalement sous Hitler, Staline, Franco, Brejnev, Mao ou Khieu Samphan; ou bien l’homme possède en lui quelque chose de supérieur, qui s’appelle morale, spiritualisme, humanisme, humanitarisme, et son destin est d’améliorer constamment sa condition. Le marxisme supposé vainqueur et érigé en système immuable marquerait donc un arrêt de l’évolution, supprimant toute possibilité d’amélioration. Il faut donc trouver, proposer autre chose. Or, ce n’est pas dans les pays communistes que les têtes pensantes peuvent penser, c’est-à-dire ima­giner des solutions nouvelles. On sait ce qu’il advient de « ceux qui pensent autrement », il existe même en russe un mot qui traduit exactement : « inakonyslychtié ». Pour l’instant du moins, seules les démocraties dites « occidentales », malgré tous leurs défauts, offrent la possibilité de « penser autrement », par conséquent de rechercher et de proposer ces solutions nouvelles pour améliorer le sort de l’humanité, par la négociation et la concertation, ou même par une « lutte » et une « violence » légitimes parce qu’à la fois motivées et ne cherchant pas à instituer une dictature à la place de la démocratie. Pour donner deux exemples, aux Etats-Unis, les Syndicats, non communistes, arrachent au patronat de substantiels avantages, hauts salaires, etc. ; en France, en mai 1968 a entraîné les accords de Grenelle qui ont représenté la plus forte hausse de salaires depuis la Libération.

De même, la Révolution justicialiste à laquelle nous pensons peut être imposée par un vaste mouvement populaire sans pour autant mettre en péril la Démocratie ni instituer une dictature. Ce que n’a, pas vu Marx, c’est que la société humaine n’est viable qu’en équilibre, pour la simple raison qu’il ne peut pas y avoir de société parfaite - cet équilibre que se flattait d’avoir mis en pratique un Chanta Raingsey avec son expérience de société paysanne communautaire : ni l’injustice des féodalités capitalistes de Sihanouk ou de Lon Nol, ni l’horreur du socialisme prétendument scientifique des Khmers rouges. Si l’on en demande trop, si l’on recherche la perfection à tout prix, on aboutit au Goulag : qui veut faire l’ange fait la bête. Il y aura toujours des « luttes », mais pas au sens marxiste de « lutte des classes » aboutissant à la « dictature du prolétariat » - c’est-à-dire au Goulag : des luttes légitimes pour maintenir l’équilibre, entraînant à chaque fois un progrès.

On pourrait ajouter avec André Piettre « qu’aucune des théories économiques de Marx n’est réellement scientifique : ni la théorie de la valeur travail, ni celle de la plus-value, ni la théorie du [Fin p 185] capital improductif, ni celle de l’intérêt, ni celle du profit, ni celle ce la monnaie, ni celle des crises - Marx ignorant d’ailleurs l’inflation !  : Toutes ont été abandonnées progressivement par le régime et la doctrine des pays de l’Est, et les grandes réformes de 1964-1965 leur ont donné le coup de grâce. »

Ce n’est donc pas par hasard que toutes les applications vraies ou fausses du marxisme appellent obligatoirement la force, avec un régime de terreur policière : un régime politique, économique et social valable satisferait une très large majorité de la population, en particulier les masses laborieuses, et pourrait donc s’instaurer et se développer sans appareil répressif. Et il est malhonnête de prétendre que cet appareil répressif est nécessaire à cause du danger que représentent les pays capitalistes : nul ne songe, en effet, à menacer la Chine - sinon l’URSS ! - ou la Pologne , et il est difficile de faire croire que la répression contre les ouvriers polonais en grève se justifie par le danger que ferait courir la C.I .A. au régime de Varsovie !

Qui plus est, Marx s’est encore lourdement trompé en ne prévoyant que des conflits issus du capitalisme; il lui a totalement échappé que des régimes marxistes parvenus au pouvoir pouvaient perpétuer les vieilles querellas inhérentes à la nature humaine : défense du territoire et nationalisme, racisme, ces réactions « animales », et multiples déviations idéologiques plus ou moins liées à ces notions mêmes. Ainsi le plus grand risque de troisième guerre mondiale n’est pas constitué par l’impérialisme américain contre la Chine ou l’URSS, mais par une aggravation possible de la rivalité sino-soviétique - ce qui enlève le principal argument : « avec le communisme mondial, il n’y aura plus de guerres » Il y a maintenant quatre communismes différents, opposés, dont deux pratiquement inconciliables. En plus des « Maoïstes » chinois et des « Révisionnistes » soviétiques, il faut compter l’idéologie albanaise, opposée aux deux précédents, et le communisme yougoslave, qui entend bien préserver son originalité autogestionnaire.

Dans un tel contexte, le communisme khmer pourrait tien rajouter une déviation idéologique. Proche du maoïsme, mais rejetant le culte de la personnalité, il aurait réussi à être un marxisme absolu, à l’état pur, où l’Homme n’est effectivement plus rien qu’un rouage sans âme et interchangeable à l’infini, l’égalité enfin obtenue par le zéro, dans un système économique où seule la production, ou la productivité ? - est exaltée, et qui tend uniquement à aligner des résultats matériels - c’est le matérialisme enfin réalisé. Toute considération humanitaire mise à part, ce serait une réussite, avec une société parfaite - d’insectes, sans doute, mais parfaite. Mais nous avons vu quelles en sont les limites : en réalité, il n’y a ni égalité, même au niveau zéro, ni interchangeabilité à l’infini, puisque le système repose sur une série de [Fin p 186] classes, les unes privilégiées, avec des chefs immuables, les autres réduites à l’état d’esclavage. Là encore, le marxisme a abouti à une faillite.

On dira qu’il ne s’agit pas là de véritable marxisme. Belle hypocrisie. Khieu Samphan, Son Sen, etc., sauf dans leur Constitution, se sont toujours réclamés du marxisme, ils sont passés par les écoles marxistes, ils ont été professeurs de marxisme, ils ont réaffirmé leur marxisme-léninisme officiellement, à Pékin, lors de la mort de Mao. C’est à partir de là qu’ils ont fait la « révolution ». Si cette « révolution » avait été humaine, juste, ouverte au monde extérieur, avec ces résultats économiques positifs, les marxistes du monde entier auraient crié bien haut : « c’est du marxisme ». Seulement, voilà : en ceux ans de pleine paix, 80% de la population sacrifiée, affamée, exsangue, 20% de la totalité massacrée, apartheid absolu et faillite économique, alors les marxistes du monde entier se taisent - en dehors de quelques-uns honnêtes et courageux qui posent publiquement le problème.

Quant aux pays qui se réclament du « socialisme », marxiste, en Afrique ou ailleurs, ils sont encore plus enfoncés dans la dictature et le désastre économique que les pays du Tiers-monde « occidentaux », que ce soit la Guinée de Sékou Touré, ou le Mozambique de Samora Machel - qui continue à envoyer sa main d’oeuvre dans les mines sud-africaines, comme aux plus beaux jours de la colonisation portugaise. Les pays « qui s’en sortent à peu près » ne doivent leur salut qu’à l’aide, intéressée, de l’URSS ou de la Chine  : Cuba, colonie soviétique, dont le régime s’effondrerait si l’URSS n’achetait pas son sucre au-dessus du cours mondial, est un « Chili de gauche », faisant partie de cette mafia d’exploiteurs qui foulent aux pieds les droits de l’homme; Fidel Castro avoue lui-même qu’il y a 3 000 à 4 000 internés politiques - jusqu’à 15 000 dans les périodes de « tension » - dans ce petit pays de 8 millions d’habitants - tous ces chiffres étant à peu près les mêmes dans ce « Cuba de droite » qu’est le Chili. La Corée du Nord a l’avantage d’avoir un émule d’Amin Dada, le Maréchal Kim Il Sung, qui passe son temps à se faire ériger des statues plutôt qu’à s’occuper de son peuple, Kim Il Sung, dont le nom remplit les pages de publicité des journaux occidentaux, et dont le pays vit grâce aux subsides russes et chinois en compétition, tout comme son homologue du Sud, Park Chun Hee de Séoul, doit sa survie aux Américains et à la K.C .I.A., filiale de la C.I .A..

Cette vision du monde semble pessimiste, mais il est difficile de ne pas avoir les yeux ouverts. Si la preuve de « l’invivabilité » de la société capitaliste n’est plus à démontrer, la preuve la plus amusante - par la forme de l’aveu - que les régimes communistes sont « invivables » pour des démocrates véritables, c’est l’affirmation du Parti Communiste [Fin p 187] Français comme quoi, en cas de victoire de l’union de la gauche, « en France ce ne sera pas comme à Prague ou en URSS ». Si ce modèle pourtant exemple parfait du « marxisme triomphant » est récusé par le P.C.F., c’est qu’il y a quelque chose de pourri dans le royaume marxiste-léniniste.

Alors, bien sûr, toute opposition étant belle, séduisante, parfaite du fait même qu’elle n’est pas au pouvoir, le programme commun apparaît comme un miracle socio-économique par rapport à la grisaille giscardienne, et à un plan Barre qui « lutte contre l’inflation » en aggravant le chômage et en bloquant partiellement les salaires tout en laissant monter artificiellement les prix - le pétrole à cause des Arabes, le café à cause du Brésil, il y a toujours une bonne explication, mais le lait, mais surtout les tarifs publics comme le gaz et l’électricité, les transports publics... ?

En vérité tout le monde se moque du peuple, et tous les économistes se trompent. Tous les systèmes, tous les régimes n’ont d’imagination que pour organiser la pénurie, ce qui est un non-sens économique. La seule économie valable est l’économie justicialiste, qui crée la prospérité pour tous, par l’expansion, la haute production, les hauts salaires - comprenant la participation des salariés à l’entreprise et aux bénéfices - la haute consommation, tout en supprimant le gaspillage. Ce cycle ne vaut-il pas mieux que celui de l’austérité-pénurie-chômage-récession ? L’austérité de M. Barre prend modèle sur l’expérience marxiste : des pêcheurs yougoslaves m’ont dit : « nous sommes fonctionnaires; que nous ramenions peu ou beaucoup de poissons, nous recevons le même salaire; alors, pourquoi travailler beaucoup ? » Or, c’est le travail productif qui crée la prospérité, non la monnaie. La monnaie est une notion périmée, et en ce sens, mais en ce sens seulement, les Khmers rouges ont trouvé la solution. Notre doctrine est « une Société non bâtie sur l’argent ». Mais les Khmers rouges, en brûlant les billets de banque de l’ancien régime, ont eu une réaction primaire à courte vue. Quand nous disons « l’argent », il ne s’agit pas de l’objet, mais de forces qui le détiennent. « Non bâtie sur l’argent », c’est-à-dire non esclave des détenteurs des moyens de production - qu’ils soient capitalistes ou bureaucratiques; la monnaie ne doit plus être que le « troc », le moyen d’échange, et c’est possible dans une société justicialiste où la population entière participe à la production et à ses bénéfices.

Les Khmers rouges n’ont pas compris qu’ils pouvaient créer une société idéale. Au lieu de faire participer toute la population à la production et à ses bénéfices - les Khmers au départ auraient été assez enthousiastes - ils ont recréé des classes sociales, réinstallé la féodalité, l’Angkar Lœu devenant le seul détenteur des moyens de production et des bénéfices, tout comme Rockefeller ou Marcel Dassault, avec cette [Fin p 188] différence que le pouvoir de ceux-ci est tout de même tempéré par de : habitudes démocratiques.

Ils ont manqué leur Révolution - mais là est précisément le drame de. toutes les révolutions marxistes : c’est qu’elles manquent leur but, c’est qu’elles passent à côté, c’est qu’en définitive elles recréent une bourgeoisie exploiteuse, avec cette aggravation que le régime installé n’est plus tempéré par des habitudes démocratiques...

Le crime des Khmers rouges est, en fait, de n’avoir rien compris, de s’être comportés comme des esprits primaires du niveau mental du petit frère du Maréchal Lon Nol, et rien de plus. N’importe quelle dictature utilisant une population soumise au travail forcé non rémunéré peut réussir à remettre en culture des rizières - ou des champs de blé. Mais ensuite ? Est-ce un système de société ? Il n’y avait pas besoin d’une Révolution, d’une lutte sanglante, d’une répression encore plus sanglante, pour cultiver du riz. Avant la guerre - avant le 18 mars 1970 - le Cambodge « utile » était entièrement couvert de rizières, et le paysan mangeait à sa faim. J’ai logé chez les plus pauvres - une paillote et un demi hectare - et j’étais toujours confus de la princière hospitalité : riz, oeufs, poulet, fruits... sans que je pusse jamais payer - c’est été une insulte. En Européen naïf, j’avais apporté ma moustiquaire... ce sont ces braves paysans qui m’en prêtaient !

Au demeurant, s’il faut admirer uniquement l’essor économique, le rendement, la production, l’industrialisation, l’Espagne fasciste serait un modèle du genre, avec un taux de croissance extraordinaire dans les dernières années du franquisme; il suffirait, en somme, de sacrifier l’homme pour pouvoir se glorifier de résultats économiques...

On ne peut pas savoir le mal qu’ont fait les « économistes », de droite ou de gauche, les experts onusiens avec -leurs statistiques, les prétendus écologistes, qu’ils soient Français, Américains, Russes, ou même Chinois, sans parler des Japonais... Quelle accumulation de contrevérités sur ce malheureux Cambodge où la véritable injustice n’était pas, justement, dans les campagnes, mais dans les villes où les jeunes Khmers venaient contracter les virus étrangers : capitalisme ou marxisme, technocratie, bureaucratie, combines, corruption.- On a dit que les Khmers rouges sont « les hommes de la forêt » : mais leurs dirigeants - ceux de l’Angkar Lœu - sont les produits de la civilisation technocratique, dans les écoles françaises, de Saigon, de Phnom Penh, de Paris, ou dans les centres d’éducation marxiste de Hanoi, de Pékin ou de Moscou.

Au Cambodge, parmi les étrangers, seuls les Israéliens ont apporté avec eux une expérience rurale intéressante, leurs experts allant dans [Fin p 189] la rizière et enseignant aux paysans comment faire pousser deux ou trois récoltes par an, en améliorant le rendement sans effectuer un plus grand travail.

Il est vrai qu’on raconte l’histoire suivante : « Un expert israélien revient un an plus tard voir son « élève », un paysan propriétaire d’un hectare. Il lui avait appris à doubler sa récolte sur la même surface : 2 tonnes de riz à l’hectare au lieu d’une.
- Alors, lui dit-il, tu as doublé ta récolte ?

- Oui. J’ai pu avoir ma tonne de riz habituelle, en cultivant un demi hectare seulement. C’est merveilleux, j’ai pu me reposer doublement ! »
Est-ce une leçon de sagesse ?

Toute ironie mise à part, il faut bien constater la faillite des experts, quels qu’ils soient. René Dumont, qui, partant de l’analyse marxiste, obligatoirement fausse parce qu’elle ne peut être universelle, affirma que le Cambodge avait souffert du colonialisme à cause des grands propriétaires fonciers. C’était vrai pour le Vietnam, mais au Cambodge la propriété n’a jamais excédé 25 hectares , presque tous les paysans étant’ propriétaires - moyenne 2 hectares , allant de 1/2 hectare à 5 hectares sauf pour les « grandes exploitations » de 25 hectares au plus dans la région de Battambang. René Dumont se fit expulser par Sihanouk, comme il se fit expulser de Cuba par Fidel Castro qui le traita « d’agent de la C.I .A. », et il acheva son oeuvre de destruction lors des élections présidentielles françaises en cassant en deux le mouvement écologiste naissant - en le politisant, en faisant voter au 2 è tour pour l’un des candidats.

Il faut surtout se méfier des experts et des théoriciens aux idées toutes faites. Aucune analyse, capitaliste ou marxiste, n’est valable a priori. En appliquant le marxisme-léninisme les Khmers rouges ont assassiné le peuple khmer et plongé le Cambodge dans la nuit. La descente aux enfers a été d’autant plus terrible qu’elle a été approuvée, applaudie, voire glorifiée par le reste du monde, y compris une bonne partie des Occidentaux, et par des voisins asiatiques comme une « victoire de la Révolution des patriotes contre l’impérialisme américain ». Aujourd’hui encore, même ceux qui ne peuvent plus cacher ni approuver les massacres, parlent de « lutte révolutionnaire », et, par un tour de passe-passe, cherchent à excuser le génocide en prétendant que les Khmers Rouges ont voulu ainsi créer un « homme nouveau ».

Homme nouveau, ordre nouveau, purification, haras humains, [Fin p 190] pourquoi pas ? Cela ne vous rappelle rien ? Français, vous avez. la mémoire courte A ce sujet, le R.P. Ponchaud avait «oublié» de mentionner, dans sa justification de la «table rase» et de la « théorie de l’homme nouveau » (« Le Monde » 17-02-76) qu’il est absurde de fonder une théorie « scientifique » sur des données incomplètes : les Khmers Rouges, en effet, ne tiennent compte que d’une partie des données (l’éducation) et non des caractères acquis (l’hérédité - même si l’on tue les parents : les enfants, et même les enfants des enfants obéiront toujours, au moins en partie, aux lois de l’hérédité). Il n’y a donc pas « d’explication » ni de « justification » valables.

Certes, ce n’est pas le marxisme-léninisme qui ordonne de massacrer des femmes enceintes et des bébés, mais une doctrine qui aboutit, partout, à une répression universelle ne peut pas être bonne (il est trop facile de prendre comme excuse « qu’elle a été mal appliquée », on pourrait dire tout aussi bien « que le nazisme aurait été bon sans Hitler ou le communisme sans Staline ... »). Pas plus que le capitalisme libéral n’ordonne de massacrer les opposants : mais les régimes fascistes qui en découlent se chargent de le faire.

En réalité les deux systèmes se ressemblent et aboutissent aux mêmes excès, c’est d’ailleurs pourquoi, dans la cynique réalité, ils s’entendent si bien : les guerres qu’ils semblent se faire ne sont que des expériences périphériques dont les peuples du Tiers-monde font les frais comme l’a si justement dit le président Boumediene. Russes et Américains s’entendent sur le nucléaire, s’entendent pour se partager le monde, s’entendent sur les problèmes économiques. L’URSS connaît parfois des années de faillite agricole (ce qui prouve, par parenthèse, que le système marxiste-léniniste est une aberration économique); il suffirait que les pays occidentaux décrètent le blocus, le régime soviétique s’écroulerait. Mais les Américains et les Canadiens viennent à son secours et le sauvent, en lui fournissant le blé nécessaire. Staline disait que le capitalisme périrait de ses propres contradictions; c’est à la fois vrai et faux - vrai puisqu’il fournit à son adversaire le moyen de survivre et de se renforcer, faux parce que le marxisme aussi risque de périr de ses propres contradictions et il est grave en effet qu’il ne doive sa survie qu’à la charité (intéressée) des capitalistes.

Cette lutte apparente se retrouve donc dans les guerres périphériques démocratiques : Jamais le colonialisme (ou l’impérialisme, mais c’est la même chose) n’a mieux prospéré que de nos jours.

Un régime de gauche vient-il légitimement par des élections démocratiques à Saint-Domingue ? Les Américains envoient leurs G.I.’s [Fin p 191] « rétablir l’ordre ».

Deux mouvements de libération pro-occidentaux sont-ils en train de gagner en Angola - à 30 km de la capitale Luanda - les Soviétiques envoient des tonnes d’armement et des mercenaires cubains nous sauver le troisième mouvement, minoritaire mais marxiste, et c’est toujours par la force des armes que les « Nègres » sont mis au pas, comme au temps de l’esclavagisme. Car on n’a pas demandé son avis au peuple angolais, et on ne le lui demandera jamais. Comme au Cambodge, c’est au nom du peuple et pour le bien du peuple que les vainqueurs installent leur dictature. De toute façon, les pro-occidentaux auraient fait de même, aucun mouvement de « libération » n’étant d’ailleurs proprement angolais. Pourquoi critiquer les uns plutôt que les autres ?

« M. Fidel Castro voit ses militaires et conseillers devenir l’ultime rempart du régime angolais contre la subversion intérieure utilisant des slogans d’extrême gauche.

« L’Angola - et peut-être demain d’autres nations africaines - voit non seulement sa sécurité extérieure mais ses querelles internes arbitrées par une puissance extérieure au continent noir. » (« Le Monde » 29/30 Mai 1977, page 1).

Il y a une analogie frappante entre le Cambodge et l’Angola, et ceux qui, se croyant « de gauche », se sont précipités tête baissée dans le guêpier angolais commencent à éprouver les mêmes doutes que ceux qui ont soutenu contre vents et marées la « révolution » Khmère Rouge : cette « révolution » qui n’est qu’une dictature n’a pu triompher que grâce à l’aide de troupes étrangères (vietnamiennes), elle a été imposée l’étranger par l’étranger, et elle n’a pas réussi à devenir populaire; pas plus que le peuple Khmer ne se reconnaît en elle, le peuple angolais celui qui est le plus misérable en tous cas, comme les « muçeques » ou habitants des bidonvilles de Luanda - n’accepte la tyrannie du parti stalinien. Il est significatif que ces partisans de M. Nito Alves (auteur de la tentative de coup de force contre celui-ci) soient gauchistes et prolétariens. Bien mieux, nous explique « Le Monde » déjà cité, « la guérilla est loin d’être terminée et la présence de près de quinze mille combattants et techniciens cubains n’a pas permis d’en venir à bout. Le président Neto lui-même a récemment assignée comme «tâche prioritaire» aux militants du M.P.L.A. «d’achever la libération du territoire». Énumérant les provinces dans lesquelles la production est normale, il n’en recensait que six sur quinze, excluant en particulier le plateau central, grenier traditionnel du pays, où l’UNITA fait toujours régner l’insécurité ».

Autre guêpier, pire guêpier : le « corne de l’Afrique ». Là aussi, la gauche s’est engouffrée, à la suite des Soviéto-Cubains, dans une situation [Fin p 192] sans issue, dans un nouveau « Vietnam », mais cette fois un « Vietnam » à l’envers, où ce sont les marxistes - les communistes - qui soutiennent un sanglant régime fasciste (celui d’Addis-Abeba, sans doute le plus sanglant après celui de Phnom Penh) contre une population paysanne et contre des luttes populaires pour une libération nationale (en Ogaden, en Erythrée) :

« Les Soviétiques et les Cubains, écrit J.C. Guillebaud dans « Le Monde » du 22-06-77, paraissent condamnés à soutenir - au Sud, dans l’Ogaden, au Nord, en Erythrée - de coûteuses expéditions militaires contre des luttes de libération et des minorités qui, hier encore, bénéficiaient de l’appui du camp socialiste (en décembre 1950, l’URSS avait voté contre la résolution 390-V, instituant une fédération entre l’Etythrée et l’Ethiopie, Moscou défendait alors le principe d’une Erythrée indépendante. Une partie qui s’annonce beaucoup plus périlleuse qu’en Angola Rien ne permet de penser, en effet, qu’un afflux - même considérable - d’armes soviétiques et de conseillers cubains pourrait suffire à modifier une situation militaire désastreuse pour Addis-Abeba ».

Par parenthèse, tous les mouvements «tiers-mondistes» qui ont choisi la politisation partisane et qui, en croyant se placer «à gauche», se sont donc engouffrés dans ces guêpiers angolais et éthiopien, vont apparaître comme les valets manipulés d’un impérialisme et d’un colonialisme encore plus féroces que les précédents - exactement comme les écologistes pris dans le piège de la politisation se sont discrédités en faisant voter pour ... le nucléaire. Comme quoi notre doctrine humanitaire justicialiste est la seule qui reste logique, parce qu’indépendante, la seule qui ne se détruit pas elle-même de ses propres contradictions.

La seule intervention possible est celle qui est désintéressée, celle qui n’apporte pas d’armes, celle qui ne tue pas mais cherche à sauver des populations en péril de mort : c’est l’intervention humanitaire. Elle seule est défendable, elle seule est légitime - au nom de l’humanité, au nom de l’Homme. Dès qu’on intervient au nom d’autre chose et quelle que soit la cause politique, c’est intéressé, c’est dans le but de détruire l’Homme.

Un vaste mouvement désintéressé en faveur du Tiers Monde, humanitaire et humaniste, porte en soi-même sa légitimité, il peut-être accepté par tout le monde, et d’abord par les peuples du Tiers Monde. C’est celui-là que nous voulons lancer, et faire triompher, et non des interventions meurtrières. Il tient compte du fait que les hommes sont encore en voie de développement moral et intellectuel, la preuve en est qu’ils n’ont pas trouvé d’autre solution, pour résoudre leurs problèmes, que la guerre, ou, en temps de paix, que la course aux armements qui ruine notre planète et condamne les peuples du Tiers-monde à la famine. Alors il réunit [Fin p 193] les plus hautes personnalités humanitaires et tous les hommes de bonne volonté - ceux , précisément, qui sont parvenus à un développement moral et intellectuel suffisant pour pouvoir préconiser des solutions socio-économiques plus pacifiques : les avocats du Tiers Monde - et en même temps de la cause de l’Homme - qui plaident pour le Tiers Monde et pour l’humanité tout entière avec le dossier incontestable de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme

C’est finalement un empirique, Chanta Raingsey, qui nous a montré la solution la plus raisonnable, cette sorte de socialisme communautaire que j’appelle « justicialisme », et qui n’est ni le capitalisme ni le communisme : la terre à celui qui la cultive, les paysans petits propriétaires groupés en coopératives, la médecine gratuite, la participation des travailleurs à l’entreprise et à ses bénéfices, les syndicats contrôlant le circuit du travail et par là même supprimant le chômage, le cycle « haute production - hauts salaires - haute consommation - sans gaspillage », une Constitution fondée sur la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.

On pourrait ajouter la justice fiscale, et, pour les pays qui ont des problèmes de minorités, un « confédéralisme » avec des « Provinces » autonomes grâce à des Assemblées provinciales et des gouverneurs élus au suffrage universel.

Il faut sortir du dilemme : ou bien une société capitaliste libérale en apparence mais par essence répressive, où le riche écrase le pauvre, ou bien une société communiste également répressive, où le bureaucrate du Parti écrase le prolétaire moyen.

Mais ne nous faisons pas d’illusions : si nous ne pouvons pas réunir assez d’hommes de bonne volonté pour lancer un tel mouvement, si les hommes préfèrent l’esclavage volontaire et la bombe à neutrons, il nous faudra chercher le moindre mal.

Ce qu’on appelle la « droite » ne nous convient guère : on y est beaucoup trop loin du peuple pour comprendre les véritables besoins et les aspirations de celui-ci. Quand M. Barre et ses technocrates vont inaugurer le pont de Brotonne, en Normandie, ils offrent un luxueux banquet de mille quatre cents couverts - et des discours - à tout ce que la politique politicienne peut rassembler de profiteurs grands et petits, mais ils oublient d’inviter les ouvriers qui ont construit le pont, les syndicats, les habitants des environs, et les employés du bac menacés de chômage par la construction du pont. On ne se sentirait pas « bien dans sa peau » chez ces gens-là, même si on était invité à déguster la ballottine de canard à la rouennaise et le jambon braisé aux morilles de leur festin dont les seuls restes jetés aux poubelles sauveraient des enfants affamés du Sahel. On ne le peut pas, quand on a vu les détresses du Tiers-monde et aussi [Fin p 194] celles de ce Quart-monde un peu oublié qui existe pourtant en France même.

Mais ce qu’on appelle la « gauche » a suscité tant de déceptions qu’on hésite à cautionner ce qui risque de dégénérer en une nouvelle exploitation de l’homme par l’homme. Quand on a commencé sa vie consciente les armes à la main contre le fascisme, quand on a lutté aux côtés des peuples colonisés et opprimés, quand on a toujours rêvé d’un socialisme à visage humain, on recule d’horreur en constatant que ce socialisme qu’on espérait à visage humain s’est montré le plus grand pourvoyeur de cimetières, de prisons, de camps de travail forcé ou d’asiles psychiatriques, de Staline à Brejnev et de Mao à Khieu Samphan.

Car les grands Partis, qui seuls disposent des « mass media » et du financement électoral, nous ramènent, qu’on le veuille ou non, à cette seule alternative.

Côté « Majorité », les gaullistes, porteurs du message du général de Gaulle, pourraient être les promoteurs de cette « Troisième Voie » justicialiste, instituant un autre système fondé sur la justice, dans lequel l’individu ne soit plus écrasé - mais ils sont obligés, tactiquement parlant, de s’allier au conservatisme giscardien qui a pour premier souci de chercher à les étouffer.

Côté « Opposition », l’alternative demeure si les Communistes dominent, c’est un processus irréversible historiquement fatal qui conduit tôt ou tard à la bureaucratie totalitaire et au Goulag - même si les dirigeants actuels du P.C.F. sont sincèrement persuadés du contraire : personne n’a évoqué, en effet, le cas où ils seraient bientôt éliminés et remplacés par d’autres plus proches de la ligne soviétique. Ils y seront forcés, de toute façon, parce qu’ils se trouveront au pouvoir devant des structures capitalistes internationales qu’il leur faudra briser s’ils veulent demeurer « communistes ».

Si ce sont les Socialistes, ceux-ci - qui n’ont pas intérêt à se transformer en simple rampe de lancement du P.C.F. - seront amenés à « gérer loyalement le capitalisme » sous la forme de la social-démocratie. C’est ce qu’a très bien vu un homme de gauche partisan de « l’autogestion », Félix Guattari, lorsqu’il écrit dans « Le Monde » du 09-07-77 :

« Il est difficile de croire qu’une politique de gauche, fondée sur un certain nombre de nationalisations, sur des commandes d’Etat, même sur une demande nouvelle, suffira à renverser le mouvement. L’Etat continuera à passer sous le contrôle du capitalisme moderne, et la gauche, une fois de plus, aura contribué à ce passage, à un moment critique ... A partir du moment où le marché mondial a joué un rôle prépondérant dans [Fin p 195] les économies nationales, où les sociétés multinationales sont devenues les vrais centres de décision pour tout ce qui concerne les monnaies, les matières premières, les implantations industrielles, les grands choix technologiques, etc., les pouvoirs d’Etat ont été dessaisis irréversiblement de leurs anciennes fonctions d’arbitrage entre les composantes économiques et sociales d’un même pays ... L’originalité du capitalisme contemporain s’est exprimée, jusqu’à la crise actuelle, par le fait suivant : la concentration des pouvoirs politiques et l’intégration des puissances économiques n’ont pas conduit à son isolement ni à son encerclement, mais, au contraire ont été accompagnées du développement de zones d’appui toujours plus larges dans la société. On peut même dire que le capitalisme est parvenu à contaminer l’ensemble du corps social avec sa « conception » du profit et de l’aliénation, les classes ouvrières des pays nantis participant indirectement au pillage du Tiers-monde, les hommes à la surexploitation des femmes, les adultes à l’aliénation des enfants, etc. »

Mais mieux vaut un système imparfait que l’on peut améliorer, qu’un système « parfait » où l’on n’a plus le droit de rien critiquer ni toucher - puisque tout est parfait ! - un « paradis » comme dirait Kim Il Sung, où il n’y a plus qu’à chanter les louanges du « Grand Leader », ou à remercier « l’Angkar Lœu » de sa bonté.

Les communistes recherchent trop la société « parfaite », ce qui les rend trop intransigeants - et manichéens. Ainsi le dialogue socialo-communiste (ou radicalo-communiste) ne laisse pas d’être inquiétant : « Il n’y aura pas de désaccord si le Parti Socialiste accepte nos conditions, déclarent Georges Marchais et ses collaborateurs. « Et s’il ne les accepte pas ? » - « Il n’y a pas de raison qu’au cours d’une discussion libre et franche il ne les accepte pas. » (fin de chaque interview ou déclaration).

Est-ce un stalinisme « atténué » qui admet aujourd’hui « la discussion libre et franche » mais comme seule concession à la « démocratie », pourvu que les conditions restent imposées derrière ce paravent « démocratique » ?

Il est vrai que le Parti Communiste français n’a guère envie de se trouver devant les responsabilités du Pouvoir - l’URSS préférant une France stable et soucieuse d’équilibre international à une aventure ha­sardeuse de la Gauche - et que socialistes et communistes ne s’entendront jamais en voulant vire de la même clientèle. Le Président de la République Giscard d’Estaing, en 1978, appellera-t-il les socialistes dans sa nouvelle majorité qui exclura alors gaullistes et communistes comme sous la IV ° République ?

Il apparaît, en fin de compte, que la « Démocratie » se limite à quelques pays « privilégiés », toutes restrictions faites, d’essence [Fin p 196] « gaullienne » ou « sociale-démocrate », ou « démocrate-chrétienne », ou encore « libérale » : France, Allemagne de l’Ouest, Angleterre, pays scandinaves, Benelux, Suisse, Italie, Portugal, Espagne, et sans doute deux ou trois autres dans le monde . En fait, l’Europe occidentale serait le seul foyer où pourrait se préparer un nouvel ordre politique, social, économique et humanitaire tel que nous le souhaitons.

Certes, nous avons été obligés, pour publier ce livre intégralement, avec son chapitre sur la corruption, qui n’est pas celle du Tiers-monde, de passer hors du circuit du profit, avec des concours financiers de particuliers de bonne volonté, de salariés ! - mais enfin ce livre est là, en France, et pas en URRS, ni en Chine ni aux Etats-Unis, avec des vérités introuvables ailleurs, et nous avons pu le faire parce que nous sommes tout de même en démocratie. [Fin p 197]

POST-FACE

Les auteurs prient le lecteur de les excuser de s’être laissé parfois emporter par la passion au détriment de l’impartialité. Il est difficile de ne pas être passionné lorsqu’il s’agit d’un tel drame, impossible de regarder d’un oeil froid l’extermination d’hommes, de femmes et d’enfants. Du moins n’avons-nous travesti aucun fait, du moins avons-nous essayé de tout dire dans la mesure de notre information. C’est déjà un progrès énorme par rapport à ce qui a été dit et écrit jusqu’ici. Du moins avons-nous donné la parole à qui nous la demandait. Ainsi nous publions le texte du Professeur Vincent Monteil prenant la défense des Khmers rouges. Ce n’est pas notre faute si ceux-ci, pourtant sollicités, n’ont jamais répondu même aux demandes humanitaires ; c’est ainsi que nous publions la lettre adressée le 08-05-76 par le Mouvement d’Entr’Aide pour le Tiers Monde et la Coopération au représentant-en France du « Front d’Union Nationale du Kampuchéa » - 2, place de Barcelone, 75016 - Paris - lettre à laquelle il n’a jamais été répondu :

« A la suite de nombreux articles parus dans la Presse française, dont certains dans des journaux réputés sérieux - « Le Monde », «  La Vie Catholique  » - nous avons reproduit dans notre Bulletin quelques-unes de ces informations - avec les références. D’autre part, nous nous occupons de réfugiés khmers à titre humanitaire, et nous avons reçu de nombreux témoignages confirmant ces informations. Certains de ces réfugiés viennent directement du Vietnam - où ils avaient trouvé asile - ils ne peuvent donc pas avoir été manipulés par une quelconque propagande occidentale. Nous ne faisons pas de politique, nous sommes humanitaires, nous ne posons donc que la question de la Défense des Droits de l’Homme reconnus par la Déclaration Universelle de 1948 signée par tous les pays civilisés membres de l’ONU.  

Si tous les faits cités sont faux, comme vous l’affirmez officiellement, nous ne demandons qu’à vous croire, mais pour pouvoir dire comme vous, pour pouvoir en témoigner devant l’opinion française, nous vous demandons de bien vouloir nous autoriser à envoyer un observateur humanitaire de notre Comité - qui :pourra être un Français, mais si vous préférez un
[Fin p 200] « neutre » - un Suisse ou un représentant du monde arabe ; Précisément, un membre de notre Comité nous a adressé la lettre jointe, qui va dans ce sens, et nous sommes prêts à vous donner la parole dans notre Bulletin. En attendant votre réponse, nous vous prions de croire, Monsieur le Représentant, à l’expression de notre respectueuse considération. »

Dans le même esprit, nous publions ci-dessous la lettre d’un des signataires de notre « appel Cambodge », M. François Toulet, directeur du journal « Biafra » et animateur du « Comité d’Action pour le Biafra », qui nous demande cette publication, et nous le faisons d’autant plus volontiers que le drame du Biafra - qui n’est jamais qu’un génocide de plus ! - rappelle par certains aspects le drame du Cambodge.

Le texte de M. François Toulet est intéressant à plusieurs titres : d’abord parce qu’il s’ajoute aux remarques de deux ou trois membres du Mouvement d’Entr’Aide Tiers Monde au sujet de la campagne « anti-outspan » à laquelle a été accordée une « Tribune Libre » ; il était reproché au Mouvement de condamner l’apartheid en Afrique du Sud. Là, la réponse est facile : l’apartheid - « développement séparé » ou « discrimination raciale » - est en contradiction formelle avec l’ensemble de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme qui .figure en référence dans les statuts du Mouvement ; on peut n’être pas d’accord mais alors il ne faut pas adhérer au Mouvement ou il faut le quitter : on ne peut pas transiger sur les principes. Ensuite, parce que le texte de M. Toulet pose le problème de l’hypocrisie : « haro sur le baudet sud-africain », ce qui permet d’être raciste, dans d’autres secteurs ; la Déclaration étant « Universelle » condamne le racisme partout et en même temps toutes les hypocrisies ; sur ce point, M. Toulet peut être rassuré. Enfin, il pose le problème de la vente des armes alimentant les guerres qui, ravagent le Tiers-monde, et c’est là la partie la plus intéressante de ce texte, d’autant plus que la guerre d’Indochine, avec toutes ses horreurs, depuis le bombardement de Haiphong en 1946 jusqu’au génocide khmer en passant par les exploits des B 52, n’a pu se développer qu’avec les ventes et trafics d’armes de toutes sortes provenant de tous les pays « producteurs », capitalistes et communistes, unis pour une fois dans le même « idéal », celui de la destruction. Voici le texte de M. Toulet :

Les plus racistes des Blancs ne sont pas ceux que l’on pense
...

« Les récents événements de Johannesburg : révolte des banlieues noires et répression du pouvoir blanc, sont infiniment tristes. Ils endeuillent les familles, ruinent les pauvres, établissent un climat de suspicion et de haine et « donnent raison » aux extrémistes : aux extrémistes noirs du « tout de suite » comme aux extrémistes blancs attachés à leur supériorité jusqu’à en avoir la crampe.
[Fin p 201]  

Mais ils sont fort goûtés des capitales européennes et des états-majors politiques de Paris notamment : c’est l’occasion de manifester son indignation, d apparaître comme « quelqu’un de bien ». Et surtout c’est le meilleur camouflage que l’on puisse faire au racisme européen, au racisme des Blancs d’Europe.


 
On sait que les Blancs européens ne sont pas racistes, depuis la mort d’Hitler ils sont lavés de toute souillure et désormais la peau blanche n’est plus signe de supériorité.

 
Du moins légalement.

 
Mais concrètement ? La supériorité est plus grande que jamais. Elle éclate spécialement dans le commerce des armes. Car les Blancs d’Europe ont de remarquables fabriques d’armes, et pour casser les prix, ils tiennent beaucoup à faire profiter de leurs usines tous les peuples du Tiers-monde .  

Les armes européennes alimentent ainsi toutes les guerres du Tiers-monde : le Vietnam - mais le Vietnam est compliqué - le Bangla Desh : 3 millions de morts grâce aux AMX 30 entre autres, le Biafra : 2 millions de morts grâce aux armes anglaises et russes, sans compter Israël et Egypte armés à mort par la France et l’Angleterre notamment...


 
Tout le monde le sait et personne ne proteste - notons l’heureuse exception du Carnard Enchaîné et des Evêques, unis pour la circonstance - ni à droite, attentive aux bonnes affaires, ni à gauche, « la vente des armes nourrit les ouvriers français ». C’est à peu près un consensus unanime pour faire le silence sur le trafic le plus scandaleux du siècle.

 
C’est ainsi que les guerres du Tiers-monde, en tout état de cause fort tristes, prennent des dimensions gigantesques auprès desquelles les morts de Johannesburg et de Soweto font figure d’enfantillage.  

Cela ne justifie pas l’apartheid. Cela signifie seulement que le France côté de l’Afrique du Sud c ‘est le cimetière à côté de l’hôpital »
. On voit donc que nous sommes ouverts à tous les dialogues, et nous voulons précisément donner l’exemple de cet esprit de tolérance et de liberté de discussion. C’est pourquoi nous invitons les lecteurs qui ne sont pas d’accord à nous écrire ou à prendre contact avec nous : peut-être nous trompons-nous sur certains points ; eh bien ! Discutons-en plutôt que de nous ignorer ou de nous battre. L’humanité ne se sauvera ni par la haine, ni parla bêtise, ni par l’équilibre de la terreur, ni par la violence, ni par la guerre : mais par le dialogue, la concertation et la négociation [Fin p 202] qui conduisent à la Paix et au Progrès.

Il faudrait commencer par l’éducation, dans les familles et dans les écoles, et d’abord éduquer les éducateurs : assez de cris de haine, assez de sang, d’exaltation de la guerre, assez d’incitation au meurtre et à la violence, sous prétexte, à l’école, de « pédagogie nouvelle » - les enfants ont déjà assez d’exemples néfastes à la Télévision  ! mais les enseignants eux-mêmes ne sont-ils pas désarmés, emprisonnés dans le carcan de fer de « l’obligation de réserve » - voir p.252 - qui les empêchera ainsi de se plaindre de tel inspecteur qui exercerait sur eux une pression politique en vue de les « engager », en leur conseillant par exemple de faire enquêter leurs jeunes élèves sur « la mort du Prince de Broglie », c’est-à-dire sur le monde parallèle où se trouvent mêlés la Haute Société , la Police et et .....
 
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