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Le "je" du kinh
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Etre viêtnamien, c'est être kinh. Ce terme désigne la Cour, la ville, le centre du pouvoir. Nulle connotation ethnique ou géographique. Civis plutôt qu'homo, c'est la reconnaissance d'une sujétion politique ou plutôt, parce que là plus qu'ailleurs le politique englobe le vécu, culturelle. C'est le monde dont le Centre est la Chine, la partie située au sud, nan en chinois, nam en viêt. Il faut, pour jeter une lueur sur la façon dont se constitue l'unité viêtnamienne, revenir à ce trait de la culture chinoise qui en résume peut-être toute la portée, durable, c'est le projet civilisateur. Du plus loin que l'on puisse voir le passé de cette masse continentale, la Chine d'avant la Chine se présente comme une mosaïque de peuples, de tribus, de clans, fragmentés, hétérogènes de par leurs langues et leurs coutumes. Ces différences, dont les traces sont encore perceptibles, ne sont pourtant guère visibles dans la vie matérielle et technique de ces groupes et l'on ne voit pas que la Chine se soit faite sur une avancée matérielle. De plus en plus d'ailleurs, on voit que la périphérie de la Chine, ou ce que son "culturocentrisme" nous fait percevoir comme étant sa périphérie, a joui d'une évolution à son niveau. Les poteries les plus anciennes connues à ce jour sont japonaises. Poteries, agriculture, métallurgie, apparaissent en Asie du Sud-Est en même temps et même sans doute plus tôt que dans le monde chinois. Un courant culturel remonte vers le nord, à partir des Nan yang, des mers du Sud, apportant en particulier le riz. C'est pourquoi le concept de man, "barbare", forgé très tôt par une Chine en formation, doit être pris dans un sens très étroit, celui de gens qui ne sont pas dans la mouvance du royaume, et plus tard de l'empire, de cet empire qui se dit la "terre du milieu", zhung guo, centre du carré dans lequel s'inscrit la terre elle-même. C'est cette mouvance que désigne kinh, à l'usage cette fois du trône de l'Empereur du Sud. Mais cette mouvance se faisait d'elle-même la plus haute idée qui soit: elle était civilisatrice et, sous le mot convenu, elle se voulait à proprement parler humanisante. La dialectique nature/culture n'attend pas les Lumières: elle se codifie bien avant l'unification du 2e siècle avant J.-C. et même, sans doute avant Confucius qui lui donne son lustre littéraire. L'on n'est pleinement homme que "chinois", cette synthèse particulière des cultures des plaines alluviales du Nord, riches de leurs moissons de millet. Attitudes, vêtements, dévotions, esthétique des formes, langage, écriture, administration, découpage du sol et classement des hommes, c'est cela qui définit le Chinois, acquis par l'avancée territoriale ou nomade arrivé là comme mercenaire ou comme envahisseur. C'est aussi, plus tard, ce qui définira le Viêtnamien, à son propre compte. C'est donc un long et profond travail d'acculturation, d'assimilation, au sens le plus étymologique, que la Chine doit se livrer dans son vaste Midi, son far-South, serait-on tenté de dire. La conquête militaire, dans un sens, n'est qu'un premier pas qui doit perdre sa raison d'être au fur et à mesure de la sinisation des indigènes. On sait que, un peu avant l'ère chrétienne, cette entreprise franchit les cols et déboule sur la plaine du Tonkin. Car, il faut s'en souvenir, la Chine se fait d'abord par la plaine. La montagne est irréductible à la régularité des rizières, soustraite aux moyens ordinaires de l'administration, refuge des esprits indomptés, ermites, des hors-la-loi et des sauvage, avec qui l'on commerce sur les lisières en produits de la forêt, essentiels à la vie civilisée elle-même. L'avancée sinisatrice dépasse et englobe donc des fronts pionniers, des marches intérieures qui créent le modèle des relations qui s'instaurent aux frontières mouvantes de la poussée vers le sud. Celle-ci d'ailleurs s'arrête dans le goulot où s'étrangle le Tonkin, entre la mer et la Cordillère annamitique. Les passes sont tenues par les redoutables gaillards que sont les Cham, des marins malais hindouisés, étatisés, védisés. Une lutte indécise se poursuivra là pendant des siècles.

C'est là, dans ce réduit tonkinois, que se forge lentement l'identité viêtnamienne. Lorsque soldats, administrateurs et colons chinois s'installent à l'orée de l'ère chrétienne, ces minces plaines instables, fissurées par les fleuves, pénétrées par les arêtes rocheuses des massifs montagneux, ont déjà vécu une longue histoire humaine que nous avons du mal à nous représenter. Mais à coup sûr une des plus brillantes techniques du bronze a fleuri là, avec les fameux tambours de Dong Son, que l'on retrouve dans toute l'Asie du Sud-Est. Riziculture, villes fortifiées, commerce maritime témoignent que les Chinois n'arrivaient pas là chez des "sauvages", mais plutôt, les annales en témoignent, chez des "barbares". Le faciès culturel ne nous apparaît pas très clairement, en raison justement de ces préjugés du chroniqueur chinois. Il fallut soumettre les chefs locaux, probablement issus de clans régnant sur des "tribus", dont les révoltes allaient d'ailleurs être nombreuses. Alliances matrimoniales et politique d'assimilation allaient peu à peu créer une couche de ce que Edward Schafer appelle justement des créoles, des métis sino-barbares par le sang, mais de plus en plus sinisés culturellement. Le vieux fonds culturel commun des anciens peuples de l'Indochine et du Sud de la Chine, souvent de langue môn-khmer ou thai-kadai, allait être submergé. Les barbares, "nus et tatoués", mâcheurs de bétel, apprenaient les bonnes manières et les imposaient à leur tour à leurs serfs villageois. C'est de cette élite créole que se dégagèrent plus tard les partisans de la sécession et de l'indépendance. Investis de pouvoirs traditionnels par leurs relations de parenté locale, ils se sentaient aussi légitimement chinois que les administrateurs que continuaient à dépêcher le trône pour contrôler les provinces lointaines. Des secousses violentes et l'affaiblissement des Tang aboutirent à la sécession du X e siècle et à l'indépendance.

Dès lors, et jusqu'à la fin du XIX e siècle, l'identité viêtnamienne allait se jouer sur un même axe: la conformité au modèle chinois, étalon de l'humanité parfaite et la méfiance, sinon l'hostilité, envers une Chine toujours soupçonnée, non sans quelques bonnes raisons, de ne pas admettre que de si parfaits émules de sa civilisation puissent rester en dehors de son contrôle direct. D'où le tribut, symbole autant que commerce, envoyé par la cour viêtnamienne à un suzerain qui n'était reconnu comme tel que dans la mesure où il se désistait gracieusement de toute velléité d'hégémonie. La terre n'a qu'un centre et le ciel qu'un axe: c'est à cela que l'empereur viêtnamien rendait hommage, lui qui résidait au Sud, dans ces mers chaudes et ces climats pestilentiels qui ne pouvaient prétendre à aucune centralité. Il fallait donc marquer son indépendance par rapport au fait chinois, mais la meilleure façon de le faire devait être aussi la plus chinoise. Le vieux fond austroasiatique des croyances, des goûts, des préférences alimentaires ou esthétiques, s'est adapté et camouflé pour subsister. Comme dans toute la Chine d'ailleurs, la résistance culturelle à l'impérialité confucéenne n'a cessé de ressurgir et d'imprimer à l'histoire locale des mouvements de balancier, contrariés par les rappels vigoureux à l'orthodoxie du milieu royal et mandarinal. La mémoire des origines non-chinoises s'est perdue, mais le sentiment de l'originalité ne s'est pas démenti jusqu'aux manifestations de légitimisme de la Cour annamite, quand les Mandchous renversèrent la dynastie Ming, au milieu du XVII e siècle.

Le Viêt-Nam, parmi quelques autres peuples en Asie, apparaît ainsi comme une sorte de nation d'avant la période du nationalisme. Pourtant il ne faudrait pas penser que le ciment de l'édifice serait un nationalisme d'avant la lettre: jusqu'à la période coloniale, l'idéologie de l'Etat qui membre la société autour d'un fils du Ciel, est le confucianisme; c'est lui qui tient en échec toutes les tentations de retour à des formules de type féodal, qui assure l'intégration économique par d'énormes travaux publics, qui réalise l'homogénéisation culturelle en codifiant et en uniformisant les rites, la langue, le canon littéraire, etc. Voyons là des processus, des directions, parfois réversibles, et non des situations stables, acquises.

De tous les Etats de la mouvance sino-confucéenne, la Corée était peut-être celui où l'unité, au moins linguistique et culturelle, était la plus poussée. La Chine n'a toujours pas fini de se faire et les bastions du monde "barbare" se maintiennent encore aujourd'hui. Les résultats préliminaires du dernier recensement en Chine montrent l'existence de 60 millions de "minoritaires" sur un total qui approche le milliard d'hommes. Mais leurs territoires recouvrent une énorme partie de l'actuel Etat chinois. Ce chiffre comprend les peuples pasteurs et nomades du nord et de l'ouest, de langues turques, mongoles et apparentées. Cet "empire des steppes" n'a cessé, depuis la préhistoire, d'envoyer des vagues de populations qui se sont fondues dans le creuset sinique. Dans le grand Sud et le Sud-Ouest, la situation est historiquement différente. Devant la poussée militaro-administrative de l'imperium, chefferies et tribus avaient à choisir entre se soumettre et s'acculturer, se retirer dans des zones moins contrôlables, montagnes ou déserts, ou reculer et migrer par étapes vers des confins toujours plus lointains. Ces trois attitudes ont été adoptées, parfois simultanément par certains groupe.

Certains auteurs pensent, par exemple, que l'origine des Birmans est à chercher au Kansu, dans le Nord-Ouest de la Chine. Pour des raisons que l'on ignore, un groupe, en cousinage linguistique avec ceux qui allaient ou étaient en train de peupler le Tibet, s'est mis en mouvement vers le sud, changeant d'environnement et de culture matérielle, devenant en particulier en milieu plutôt tai, un peuple cavalier et éleveur de chevaux. De nouvelles secousses le remirent en route vers Ta-li, à l'ouest, d'où, par un classique couloir, ils débouchèrent en Haute-Birmanie, aux alentours de l'an mil. C'est la rencontre là avec le bouddhisme qui allait leur donner à la fois les moyens de l'Etat et ceux de la résistance à la pression chinoise qui était sur leurs talons. D'innombrables peuples allaient ainsi migrer par sauts pour échapper à l'intégration dans l'imperium. Une tradition tenace fait ainsi arriver au Tonkin, longtemps avant les armées chinoises, l'un des éléments constitutifs du Viêt-Nam, en provenance du Fou-Kien, en face de Formose, qui apportèrent un nom, les Yueh ou Viêt, dont le sens est à peu près "ceux qui ont franchi, ont transgressé", sans doute des transfuges de l'expansion de l'Etat tchou ou tsin.

L'exemple le plus massif est celui des peuples de langue tai. Peut-être venues du centre de la Chine, des populations de langue tai forment, aujourd'hui encore, sous le nom de Chuang, la plus grosse "minorité" du coin sud-ouest, Kouang-si, Kouei-tchou et Yunnan. Mais leurs migrations ont duré des siècles. Ils ont sans doute submergé l'élément môn-khmer dans la préhistoire tonkinoise, dans l'hypothèse où ils sont responsables de la tonalisation de la langue viêt. Et l'histoire de l'Indochine est en grande partie l'histoire de l'infiltration des Tai et de leur montée en puissance quand ils rencontrent, eux aussi, le bouddhisme et sa philosophie politique, pratiqués par les Môn et les Khmers. Encore aujourd'hui, mais cette fois-ci plutôt dans le cadre d'une recherche des "racines" inspirée par le nationalisme moderne, les Thailandais sont fascinés par ce district qui pointe au sud du Yunnan, juste au nord du Laos, le Sip Song Panna où l'on parle un thai aisément reconnaissable, mais où la vieille culture a été moins qu'en Thailande et au Laos remaniée par le bouddhisme et l'influence occidentale. Les autorités chinoises ne manquent d'ailleurs pas d'exploiter cette récente nostalgie des "origines".

On aura remarqué que nulle barrière géographique n'a paru capable d'arrêter l'expansion de l'Etat chinois dans sa quête qu'il comprend comme civilisatrice et humanifiante, sinon les vastes étendues désertiques où l'écologie impose un mode de vie essentiellement nomade. Ce n'est qu'au XVIIe siècle que Formose s'intègre complètement au monde chinois. Aujourd'hui, sous nos yeux, le processus se poursuit d'un côté par la colonisation des steppes mongoles, dzoungares, ouighoures, des vastes contreforts et des plateaux du Tibet et par un effort de sinisation des minorités nomades et musulmanes du nord, des Tibétains lamaïstes et des minorités du sud-ouest. Le soi-disant respect des coutumes des minorités nationales, de leurs langues en particulier, va de pair avec une intégration politique, économique et administrative qui transforment la coutume en folklore et l'autonomie locale en instrument de pénétration de l'Etat central.

Il n'est guère possible d'expliquer pourquoi ces peuples man, "barbares", ont, à toutes les étapes de l'histoire, refusé, au moins pour des parties d'entre eux, l'intégration dans l'Etat. On pourrait peut-être saisir l'essence du phénomène en interrogeant les derniers en date de ces peuples réfractaires, les Hmong (que l'on a souvent appelés Méo).

Plus que quiconque dans la région, sans doute, les Hmong nourrissent le sentiment de la perfection de leur propre humanité, à laquelle on appartient autant par l'ascendance lignagère que par la soumission à la coutume et aux manières qui sont propres au groupe. D'où un traditionalisme ombrageux et quasi-absolu, et une reconnaissance de l'Autre hmong qui décroît vite avec la distance. Agriculteurs itinérants, emmenés dans le courant d'une migration séculaire, les Hmong vivent en unités petites, très dispersées, sur les crêtes de montagnes dont les flancs et les vallées ont été peuplés par des migrations plus anciennes. Société anarchique, incontrôlable et incontrôlée, elle ne se reconnaît qu'à court rayon. Elle s'inquiète peu de son histoire, ne se connaît pas de territoire, ne connaît avec ses voisins, au mieux, que la paix armée. Par le sentiment qu'ils ont d'eux-mêmes, les Hmong font irrésistiblement penser à ces Amérindiens qui ont réussi à survivre à l'extermination par leur seule force morale, c'est-à-dire l'affirmation inébranlable, face aux circonstances les plus accablantes, de leur identité et de sa valeur.

Avec des variations considérables quant au contenu de leurs identités culturelles, on trouve le même modèle chez presque tous les peuples de la région, Yao, Karen, Akha, Kachin, Lolo (Yi), etc., sans compter les petits groupes de langue môn-khmer, ilôts-témoins d'une époque lointaine où les cultures austroasiatiques dominaient la région. A vrai dire, c'est surtout le regard de l'ethnologue ou du linguiste qui regroupe ces fragments éclatés de peuples que l'on imagine originels. Les parties de ces entités dispersées ne manifestent aucune aspiration à reconstituer, ou à constituer des unités plus vastes, même au sein des pires tourmentes politiques. Pendant la guerre d'Indochine, les Hmong se trouvaient engagés d'un côté comme de l'autre, nulla vergogna. Si l'on parle donc de "peuple" hmong, karen ou autre, dans ce contexte, il faut lui donner un sens purement théorique: la réalité, la limite sociologique de l'identité culturelle et politique, c'est le village et les villages avoisinants (parfois assez loin) qui sont avec lui en relation d'échange et de parenté. La conscience de l'identité s'arrête là, à quelques jours de marche.

On remarquera donc que ces groupes qui refusent de se laisser intégrer rejettent aussi toute possibilité d'intégrer et d'assimiler un autrui étranger, bien que l'endogamie culturelle ne puisse évidemment être absolue. Je me souviens avoir lu, dans un vieux Burma Gazetteer, les remarques légèrement étonnées d'un administrateur britannique, dans une région du nord-ouest de la Birmanie: il avait interrogé un groupe de "Kachin"; ceux-ci lui avaient expliqué qu'ils venaient d'une autre vallée où ils avaient vécu vingt ans à proximité d'un village kachin, qu'ils en avaient pris la langue et les moeurs, qu'auparavant ils vivaient ailleurs et qu'ils n'étaient pas kachin. Mais personne ne put lui dire quelle était leur "identité" antérieure et les plus vieux ne semblaient pas se souvenir de la langue qu'ils avaient parlée. Ce groupe, apparemment quelques familles cognatiques, avait donc "emprunté" par osmose une identité que les prêteurs involontaires ne reconnaissaient peut-être pas, mais une ou deux vallées plus loin, elle serait acquise jusqu'à ce que, peut-être, une nouvelle opportunité lui fasse à nouveau changer de visage.

Ce genre de cas doit être assez courant. L'histoire nous montre certes comment des langues se maintiennent contre vents et marées, mais aussi avec quelle déconcertante facilité des groupes, parfois très nombreux, changent de langue au gré des circonstances et revêtent de nouvelles cultures, comme si elles venaient du décrochez-moi-ça. Que le Levant fragmenté, hellénistique, byzantin, christianisé, persisant, s'arabise aussi vite à la venue de l'islam est tout à fait étonnant. Mais qu'en même temps y subsistent, et jusqu'à notre siècle, autant de minorités, toutes plus ou moins schismatiques, et jusqu'à des villages en Syrie et en Iraq, où l'on continue à parler l'araméen, cela ne manque pas non plus de surprendre. D'un terroir à l'autre, on passe ainsi du malléable à l'infrangible. Quelle sociologie historique rendra compte de l'existence de cette poignée de villages, en pleine Thailande, où s'est maintenue, ainsi que l'a montré récemment le linguiste français Diffloth, la vieille langue môn, submergée tout autour par le thai depuis une dizaine de siècles? Ces gens ignorent évidemment qu'ils parlent môn; ils sont coupés depuis des siècles et par des centaines de kilomètres, des populations héritières de la langue et du brillant passé môn, en Birmanie.

Mais revenons à notre Cordillère annamitique. Pendant que l'élite créole de la colonie chinoise du Tonkin parvient à s'émanciper, elle ne peut que reprendre à son compte la problématique du rapport avec les man, ceux que l'on nommera en viêt les moï, les "sauvages". Les massifs du nord-ouest et de l'ouest sont solidement tenus par des tribus que l'historien a peine à identifier. Elles parviennent même un moment à se confédérer dans un puissant Etat, le Nan Chao, qui défie la Chine. Au sud, les Chams montent la garde. Avec les gens des montagnes, il faut pactiser; l'appareil viêtnamien ne fonctionne qu'en plaine, avec les gros bourgs rizicoles dotés d'une hydraulique coûteuse et complexe. La marche vers le sud, commencée deux millénaires auparavant dans le bassin du Hoang Ho doit se poursuivre par la conquête de ces plaines qui, sur la côte du futur Centre Viêt-Nam, sont autant d'alvéoles entre les arêtes rocheuses qui plongent dans la Mer de Chine. Guerre et colonisation militaire à la romaine, avec les don diên, les villages de vétérans démobilisés sur place, vont être les moyens d'une avancée par à-coups, assez lente pendant trois à quatre siècles. A ce stade-là, c'est la guerre totale; la population vaincue est dispersée, l'espace même est réaménagé: les colons vont jusqu'à redessiner l'hydraulique locale. Mais au XVe siècle, à la chute définitive du dernier royaume cham, la politique change. Certes il ne restera rien des institutions politiques et religieuses du royaume cham, mais les monuments restent (ils seront parfois réinterprétés par la religion populaire viêtnamienne) et les hommes aussi. Une partie des Chams s'est exilée au Cambodge (qu'ils avaient férocement combattu) mais l'autre reste sur place et conserve même la religion qui avait perfusé depuis longtemps dans les classes populaires de cet Etat anciennement hindouisé, l'islam. Comme en Chine du sud, la vague qui apporte l'appareil d'Etat et son processus civilisateur, contourne les restes de ce monde hindo-malais-javanais, à tendances thalassocratiques, et l'isole. Les Chams sont enclavés et tombent dans l'oubli: ils reconstituent une chefferie, cachent leurs trésors et les objets sacrés du culte royal chez leurs alliés dans les montagnes et se replient sur une religion qu'ils comprennent mal et qui leur échappe. A l'instar de ces chrétiens japonais qui, après la proscription, ont continué à faire en secret les gestes du rite et à prononcer les mots magiques, en déformant un latin qu'ils ne comprenaient pas, les Chams, à l'époque de la défaite, miment un islam dont le sens s'obscurcit vite puisqu'ils n'ont plus de contact maritime et qu'ils perdent la connaissance de ce latin qu'est pour eux l'arabe. Et quand le contact se rétablira, plus tard, surtout avec le monde malais, une partie des Chams refusera de se soumettre à une deuxième islamisation, à un retour à l'orthodoxie qui se présente comme un renoncement à la religion de leurs pères. S'ils perdent le contact avec l'extérieur, et même avec leurs frères du Cambodge, les Chams ne perdent pas celui qu'ils ont avec leurs alliés des montagnes, chez qui le cham sert encore souvent, jusqu'au début de ce siècle, de langue de culture et d'outil véhiculaire. Le passé non plus ne s'abolit pas et la ré-islamisation favorise l'endogamie. Superbement ignorés par une société viêtnamienne tout occupée à défricher et à occuper les vastes horizons du grand Sud, les Chams, amers et impuissants, se replient sur eux-mêmes et resteront méfiants même à l'égard d'un nationalisme moderne, parce qu'il leur apparaît impossible d'entrer en conflit avec le Viêt-Nam armé de son Etat.

Après avoir vaincu et assimilé le territoire où subsistent, ainsi que je viens de le dire, les îlots chams, les Viêtnamiens débouchent sur un monde nouveau, les énormes plaines, tropicales et marécageuses du Delta du Mékong: il y a là, à perte de vue, plus de terres plates que n'en contient alors le Viêt-Nam tout entier. A l'orée du Delta et du dix-septième siècle, les Viêtnamiens éprouvent sans doute la même angoisse que leurs lointains ancêtres, quand ils recevaient du Fils du Ciel le décret leur enjoignant de se mettre en route vers le Sud, pour y servir comme administrateur ou comme soldat. Le Sud, mais c'est d'abord un climat torride, pestilentiel, une nature sauvage qui échappe à la maîtrise et l'ordonnancement, des animaux dangereux, des plantes vénéneuses, des sauvages nus et imprévisibles, des femmes lascives et sorcières, des démons inconnus. Les complaintes de certains mandarins Tang oscillent entre l'Ovide exilé à Tomes, écrivant les Tristes et Bardamu, employé de la Compagnie Pordurière au Petit Togo. Voyez Schafer.

Cette brousse humide n'était guère mise en valeur. Sous la suzeraineté lâche d'une monarchie cambodgienne en pleine déconfiture, le pays était parsemé de hameaux khmers et parcouru, au nord, par de redoutables chasseurs, les Stieng. Le souvenir du temps où ces parages infertiles abritaient de grands ports marchands, des comptoirs d'échange entre une Inde et une Chine toutes deux en expansion, quinze siècles auparavant, avait totalement disparu, envasé comme à Oc-éo, où les archéologues allaient retrouver les traces d'un grand emporium, avec ses statues hindoues et bouddhistes, et même des pièces de monnaie romaines. Le Founan était peut-être un comptoir pour les Indiens à l'époque où les Han arrivaient au Tonkin. Mais là aussi, assez vite, sur cette pointe cochinchinoise, un monde créole était en gestation. C'est là, dans une époque dont on ne sait presque rien, qu'il faut chercher les mystères de la formation du peuple et de l'âme khmers. Car en apparence tout est indien, la statuaire, les premières inscriptions et jusqu'aux noms de lieux et de rois que nous transmettent les Annales chinoises et dont la reconstitution, à partir de la phonétique chinoise (elle-même reconstituée pour l'époque) a une allure indubitablement sanscrite. Il n'y a même pas de preuve formelle du fait que les habitants du Founan parlaient khmer. Mais la généalogie politique qui part du Founan et arrive à Angkor par l'intermédiaire du Chenla est assez claire: on arrive, par remontées successives vers l'intérieur des terres, au Cambodge historique, centre d'un vaste ensemble dont les institutions repérables doivent apparemment presque tout à l'Inde. Or l'emprunt par une élite dirigeante, quelque soit la proportion en son sein de notables immigrés et de chefs locaux, d'un système aussi étranger aux coutumes locales pose évidemment des problèmes d'acculturation à la masse des producteurs que l'on doit imaginer comme agriculteurs, mais aussi cueilleurs et chasseurs. Que la naissance et la croissance du Cambodge soit un phénomène "civilisateur" au sens où il intégrait, transformait et uniformisait des groupes variés, cela ne fait pas de doute. Mais cette emprise était moins profonde et moins durable, toutes proportions gardées, si on la compare à celle que la Chine exerçait sous elle. C'est peut-être en regardant l'histoire de l'Inde elle-même que l'on en verra mieux la raison. Le pouvoir unificateur de la civilisation indienne semble perdre de sa force au fur et à mesure qu'il descend les échelons d'une pyramide sociale qu'elle a elle-même instaurée. La pureté, le rapport avec le divin sont fonction de la place qu'occupe l'individu sur cette pyramide. Elle tient, si l'on peut dire, par le haut; le sommet garantit une base qui, pour elle-même, ne vaut presque pas. Et sous la base même, inaccessible à la grâce que répand le brahmane sacrificateur, grouille une sorte d'inhumanité à visage humain, intouchables, hors-castes, tribus aborigènes, etc., dont le statut karmique ressortit des sphères basses du cycle des réincarnations, mélange indescriptible d'humanité et d'animalité. L'hindouisme, quand il rassemble et unifie, divise définitivement en jetant entre les statuts des barrières infranchissables. C'est cet hindouisme des rois-guerriers et des prêtres, des kshatriya et des brahmanes, qui s'est exporté en Indochine et en Insulinde. Selon toutes les apparences, il ne concernait que les couches dirigeantes. Il n'y a guère qu'à Bali, là où l'hindouisme s'est maintenu, où l'on trouve les vestiges d'un système de castes. Ailleurs, elles sont indécelables, probablement parce qu'il n'a jamais vraiment fonctionné, sauf, je l'ai dit, pour les rois et les prêtres.

Les documents montrent une expansion de l'ensemble khmer assez constante jusqu'à l'apogée des XII e -XIII e siècles, mais ils sont presque muets sur la réalité sociale qu'il englobait. C'est aussi le moment où le bouddhisme theravada se substitue à l'hindouisme. Aujourd'hui on ne peut saisir le fait khmer qu'à l'intérieur du cadre bouddhiste; les deux éléments sont sur place consubstantiels.

Historiquement, le bouddhisme, dans cette partie du monde comme en Inde même, a succédé à l'hindouisme qui avait fourni l'armature idéologique des premiers grands Etats. Il a même amplifié les visées de l'Etat parce qu'en cela révolutionnaire, il transcendait l'inégalitarisme et le jeu des castes et qu'il récupérait l'humanité in toto. Le roi bouddhiste, remplaçant la naissance par la vertu du dharma, avait davantage vocation que le roi kshatriya, primus inter pares, à la souveraineté universelle. Mais alors qu'en Inde la réaction d'un hindouisme qui n'avait sans doute jamais cessé d'être majoritaire, parvenait à réduire et à éteindre le bouddhisme, en Asie du Sud-Est il donnait aux structures politiques dont il héritait une vigueur beaucoup plus grande et assurait ainsi leur pérennité jusqu'à notre époque. Seul il a su faire bloc et arrêter la descente chinoise.

L'identité khmère est donc comme portée par un flot de pensers et d'images bouddhistes qui lui donnent cette pointe avancée vers l'universel, cette jonction avec le flux du monde et la transmigration de la matière elle-même. Pourtant, là comme dans les autres mondes politiques bouddhistes, l'état des choses, la réalité du pouvoir, les affaires du royaume, bref la condition humaine ordinaire, telle qu'elle relève des instances politiques de la monarchie, est toujours à distance de la plénitude, de la réalisation du dharma, de l'accomplissement définitif des vertus cardinales. Cette distance, cet inachèvement, même infinitésimal, est fracture, vide vertigineux. Ce lieu de l'échec n'appartient qu'au politique, il peut devenir arène et enjeu des forces qui chercheront à remplacer une légitimité par une autre. La religion n'est en rapport avec le politique qu'à la manière d'un tourniquet, ne s'engrenant sur le pouvoir que s'il est passé par les épreuves, sans jamais se prendre pour lui et en lui apportant moins de soutien que de demande de protection.

On comprendra que l'adhésion des fidèles ne se transforme pas sans risque en loyauté envers un souverain, puisque les candidats au trône manquent si peu que plus d'un roi bouddhiste, pour régner tranquille, a dû se résoudre à massacrer un peu sa propre famille. La grande fissiparité de ces systèmes politiques se répercute sur la façon dont les sujets du royaume se représentent leur appartenance et leur loyauté: au royaume plus qu'au roi. Mais cette abstraction a une figure concrète, c'est le terroir où l'on vit, où l'on circule, jalonné par les pagodes, découpé le long de la lisière de la forêt, autre monde. Pour désigner le royaume et le terroir (une partie de la province) les Khmers ont un seul et même mot: srok. Rien ne définit le srok, ce n'est ni un réseau villageois, ni une unité paroissiale, c'est à peine une unité administrative: c'est surtout un rayon d'activités multiples que l'on peut parcourir à pied. Mais l'encadrement n'est pas très fort. L'habitat est souvent dispersé, les activités religieuses sont volontaires, l'administration n'est présente que pour la levée de l'impôt, le roi est lointain. La société ne fournit donc guère d'institution qui pourrait servir d'intermédiaire entre la famille directe et le royaume universel grâce à laquelle l'individu pourrait accrocher et expanser son identité.

Au terroir cultivé qu'il connaît se superpose un autre qui est au moins aussi important: c'est la surnature qui s'imbrique dans la nature et qui la détermine. Le cadre bouddhiste peut rester: il est assez flexible pour s'accommoder d'une énorme population d'esprits et de génies divers dont les exigences, pour être terre à terre, n'en sont pas moins déterminantes. Ce monde invisible a été étudié avec plus ou moins de succès analytique par E. Porée-Maspero chez les Khmers, S.J. Tambiah chez les Thai du Nord, par Melford Spiro chez les Birmans, etc. On a évidemment affaire là aux religions néolithiques, aussi fraîches et vivaces qu'avant la naissance, presque simultanée, de Confucius et de Gautama. La composante chamaniste, en particulier, est très révélatrice d'un grand socle culturel pré-historique et panasiatique, qui ressurgit de dessous les élaborations "historiques" à la première opportunité. Ce sont là des composantes que je crois essentielles dans les identités des groupes. Il serait sans doute loisible à quelques ambitieux anthropologues de montrer, à la manière des Mythologiques de Lévi-Strauss, que les cultures anciennes et prélittéraires du monde asiatique (et océanien, et amérindien), encore perceptibles et vivantes, sont des pans et des variations parcellaires d'un ensemble dont aucun peuple n'a jamais détenu la totalité, mais dont tous ont choisi et développé en harmoniques des éléments constitutifs.

Le nom même d'Indochine, inventé par les Européens, décrit la scène: le lieu même où s'affrontent et se conjuguent les civilisations venues de l'Inde et de la Chine. Mais il y a un contraste auquel on a peu prêté attention: la Chine, depuis deux mille ans, considère qu'elle a des avant-postes dans la région, elle se tient informée de ce qui s'y passe et elle ne manque pas d'y intervenir très directement; la dernière fois, c'était en 1979. L'Inde elle, semble ne s'être jamais intéressée à cette région. Les archives sont muettes: l'on n'y trouve aucune trace d'une volonté quelconque d'action. Les Indiens n'ont appris l'existence d'une influence culturelle indienne en Asie du Sud-Est qu'au début du vingtième siècle, quand les savants européens ont découvert, identifié et analysé les témoignages monumentaux, scripturaires et institutionnels de cette influence dont l'antiquité est indéniable, remontant au moins à l'ère chrétienne. Ces découvertes ont joué un certain rôle dans le nationalisme naissant en Inde; l'on constitua bientôt une Greater India Society pour magnifier le rôle historique de l'Inde outre-mer. En dépit de certaines outrances, la contribution de plusieurs savants indiens aux études indochinoises allait d'ailleurs se révéler très précieuse. On sait aussi que l'Indochine occupe une place privilégiée dans la politique étrangère de l'Inde indépendante.

Tout se passe comme si l'Inde n'avait jamais su ce qu'elle faisait outre-mer; et je crois que c'est bien ainsi qu'il faut le comprendre: marchands, missionnaires, aventuriers trafiquaient sans doute pour leur propre compte. Lorsque les routes maritimes furent plus tard confisquées par les musulmans, puis par les Portugais, le souvenir s'est effacé. Et d'autant plus que l'Asie du Sud-Est hindouisée était devenue soit bouddhiste, soit musulmane. Mais il y a une autre raison: c'est que cette influence indienne, particulièrement spectaculaire puisqu'elle a produit de sublimes chefs-d'oeuvre comme Angkor, Borubudur, sans compter les danses, les musiques, les théâtres d'ombres, etc., de toute cette région, cette influence paraît superficielle. Elle n'a nulle part fabriqué des Indiens, au sens où la Chine a fabriqué des Chinois et par millions.

Il existe une frontière extraordinairement nette sur le terrain; la ligne de crêtes qui partage les bassins du Brahmapoutre et de la Chindwin et qui fait, grosso modo, frontière entre l'Inde (Assam, Manipour) et la Birmanie. On trouve là les Naga, les Mizo, les Kachin, et quelques autres peuples irréductibles. A l'ouest l'Assam, le Bengale, l'Inde. A l'est ce monde qui n'a pas de nom et qui s'étend en étoile sur deux mille kilomètres d'est en ouest et cinq ou six mille du nord au sud, des steppes mongoles à la banlieue de Saigon, creusé sur ses flancs par les plaines rizicoles et étatisées. C'est le monde de ceux, entre trente et quarante millions de personnes, qui ont refusé l'Inde comme la Chine, qui ont refusé l'écriture, les grandes religions, qui ont gardé leurs chamanes, leur bâton à fouir et leur agriculture sur brûlis, qui ne forment pas des peuples et pas même des tribus. J'ignore comment les appeler puisqu'ils n'assument aucune identité collective. Pourtant ils sont culturellement, parfois linguistiquement cousins. J'aimerais les appeler néolithiques, en négligeant la question de leur outillage, pour marquer le fait qu'ils appartiennent à une des plus longues époques de la vie de l'humanité moderne (sapiens sapiens), qu'ils en manifestent l'esprit, qu'ils subissent depuis deux ou trois mille ans les pressions et les assauts d'une modernité, je veux dire de sociétés qui dépassent l'échelle humaine et qui s'imposent à l'individu comme un fatum hypostasié par les rois et autres porteurs de charisme, dont nous ne sommes que les ultimes et aveugles avatars. Reprenons nos données contemporaines sur l'échiquier indochinois: quatre masses de population, quatre traditions culturelles qui semblent s'opposer et se contrebattre. D'abord la coulée viêtnamienne, arrivée récemment à la pointe sud de la péninsule. La contribution physique de la Chine est loin d'être négligeable, mais l'essentiel s'est fait par mutation in loco. Ensuite la coulée tai, celle qui a débouché dans les vallées de la Ménam et du Mékong et a fini par y former ces principautés bouddhistes qui, par emboîtement, comme dit Georges Condominas, ont formé des Etats puissants dont le principal est la Thailande. Ensuite le monde khmer ou môn-khmer, la population la plus antique de la région. Elle est certainement le substrat le plus important des populations viêt et thai. Mais, sur une vaste zone, elle s'est maintenue émergée. Ce qu'il est convenu d'appeler l'empire khmer en a rassemblé et homogénéisé une partie, et de façon profonde puisqu'on en retrouve la trace sur la carte de distribution de l'hémoglobine E. Néanmoins, à l'intérieur même de ses limites, l'Etat n'était pas toujours en mesure de "khmériser" les cousins des forêts et des montagnes. L'un des moyens les plus sûrs et les plus constants de "civiliser" les "sauvages" (phnong) était de lancer des raids militaires pour capturer des esclaves, ou déporter des populations vers les plaines. Au sein du monde khmer même s'est donc aussi joué cette dialectique du refus de l'Etat et du maintien de l'identité "néolithique". On verra mieux ce que j'entends par néolithique si je dis que j'y comprends, dans le cas du Cambodge, les Kuy qui habitent (ou habitaient) les forêts du nord-est, et qui étaient traditionnellement les plus habiles forgerons de la région. Plusieurs de ces groupes réfractaires sont d'ailleurs des métallurgistes renommés.

Enfin, quatrième masse, tous ces gens sans Etat, justement, appelés parfois "montagnards", qui sont présents dans tous les pays de la région, mais qui y sont peu, mal ou pas du tout intégrés, qui appartiennent à des groupes linguistiques variés (les plus nombreux sont le môn-khmer, de la famille austroasiatique, le malayo-polynésien, dit aussi austronésien, le tai, le tibéto-birman et même le viêtnamien, si l'on pense à ces anciens Viêtnamiens qui en quelque sorte ont fait sécession, il y a plusieurs siècles et que l'on connaît sous le nom de Mùòng. cf. J. Cuisenier). Humainement, ils ne représentent qu'une mince fraction du total, mais géographiquement ils couvrent et exploitent des surfaces énormes, dans des régions qui sont souvent devenues stratégiques.

Pour des raisons qui devraient donc être évidentes, la façon dont se vit l'identité des sujets des Etats de la région est en partie déterminée par les rapports qu'ils entretiennent avec leur périphérie néolithique. Viêts, Thais, Khmers, refusent absolument d'y voir leurs origines propres. Le fossé est perçu comme infranchissable. Ceux qui ont reçu la "civilisation", quand ils ne sont pas méprisants, se sentent protecteurs et ils projettent sur l'Autre "sauvage" le genre de relation qu'ils entretiennent eux-mêmes avec leurs maîtres, les détenteurs de l'Etat. Les Thai, dans le nord, tâcheront d'établir avec les tribespeople des relations de dépendance et de clientèle et "patronneront" des villages, où ils enverront des bonzes porter la bonne parole. Les Khmers qui ont oublié que la plupart de leurs ancêtres étaient esclaves du roi ou des nobles, n'ont pas oublié la passivité servile devant les puissants. C'est ce qu'ils escompteront des khmer loeu, des "khmers d'en haut" ou alors, dans le renversement polpotien, ils en feront des maîtres, détenant la vérité du parti par leur nature même de "purs sauvages". Les Viêtnamiens, les mieux disposés, penseront toujours qu'il faut, pour leur propre bien, réformer les minorités, leur apprendre la riziculture inondée et l'alphabet, et que c'est à eux de juger de ce qu'il importe de conserver de la tradition ou d'éliminer, parce que telle ou telle coutume s'oppose au "progrès".

Certes, historiquement, des relations assez ordonnées ont toujours été instituées, impliquant d'assez considérables échanges économiques. La forêt produit des biens qui ont une grande valeur pour l'économie de la plaine et surtout pour le luxe de la Cour. Celle-ci voulait d'ailleurs assez unilatéralement y voir le "tribut" que payaient les montagnards à sa grandeur. La période coloniale allait bouleverser cet équilibre toujours précaire en fournissant à ceux d'en-bas les moyens, sanitaires entre autres, de la pénétration et de l'installation sur les hautes terres. Evidemment, ceux des plaines qui se lancèrent dans le sillage des premiers colonisateurs européens n'étaient pas la crème. Une ère de violences, de spoliations, d'exploitation, de déportations et de meurtre de masse s'est ensuivie où allaient disparaître des centaines et des milliers de villages. Les professionnels de la dénonciation du "génocide" se sont évidemment signalés par leur absence.

Je ne saurais faire mieux ici, pour conclure provisoirement, que citer Paul Mus:

"Pour prendre conscience du contact de deux cultures, il est bon de sortir de l'une comme de l'autre, et c'est la réaction d'un moï homme de la forêt, dans l'arrière-pays de Phan-Thiêt, qui m'a le mieux éclairé sur ce point des rapports franco-viêtnamiens. Le Churu, qui était à l'aise avec moi parce que nous parlions ensemble son dialecte cham, me disait son admiration pour la puissance matérielle des Viêtnamiens, leur supériorité scientifique et industrielle; il tournait autour de l'idée, sans avoir évidemment des mots de ce genre à sa disposition. Il faisait énumérativement honneur aux Viêtnamiens de la photographie, de l'automobile, du chemin de fer, du télégraphe. Je crus pouvoir insinuer que les Français y étaient bien pour quelque chose, mais mon fruste camarade s'esclaffa: Les Français, avoir apporté l'automobile, la photographie! Quand tu as fait marcher ta boîte noire, qui a le secret pour en sortir une image? Est-ce que tu ne vas pas trouver le Viêtnamien à Phan-Thiêt? Et vos autos, est-ce vous ou vos chauffeurs qui savez les conduire et les réparer?" Mus lui demande ensuite ce qu'il pense que les Français sont venus faire ici: "Vous êtes très grands, très forts, personne ne sait se mettre en colère comme vous, aussi les Viêtnamiens vous prennent-ils comme soldats et agents de police. Ils sont malins, ils savent tout et ils se servent de tout". (Mus et Mac Alister, p. 86-87)

5. QUAND PARTEZ-VOUS?

Aux alentours de 1900, un missionnaire qui voyageait dans l'ouest cochinchinois se trouve avec un notable local sur un sampan qui les emmène tous deux. Au bout de quelques temps, le Viêtnamien pose une question qu'il semble ruminer: "Je sais que je puis avoir confiance en vous et que vous ne répéterez pas à l'administrateur ce que je vais vous demander, mais je vous en prie, dites-moi franchement combien de temps les Français vont encore rester dans le pays? "Et comme le Père s'étonnait: "Vous ne voulez pas le dire, mais vous devez bien le savoir. Voyons, est-ce dans un an ou dans deux ans que les Français vont s'en aller?"" (La Revue Indochinoise,1902, cité par Mus et Mac Alister, p. 122).

L'histoire montre ici ce que mille autres anecdotes illustreraient sous tous les climats: que le comportement des Européens était si étrange, si incompréhensible, aux yeux des autochtones, que l'explication logique leur apparaissait comme étant cachée. Il y avait un secret à la présence coloniale. L'apparition des Européens sur la côte n'était pas sans soulever, selon les modalités locales, un débat éthique et philosophique. Mus remarque par exemple que les Viêtnamiens éprouvaient comme une sorte de discrète satisfaction, eux qui se trouvaient au sud du Centre (chinois), de voir apparaître une puissance à l'ouest: le poids du Centre sur eux s'en trouverait allégé. On se souvient aussi des descriptions véritablement ethnographiques du Black Ship Scroll, le rapport orné de planches encyclopédiques que rédigèrent des mandarins japonais envoyés par la Cour pour observer la flotte de Perry pendant son premier séjour dans les eaux nipponnes.

Cette incompréhension, au moment du contact, est elle-même assez compréhensible. Les navigateurs n'offraient à l'observation qu'un microcosme partiel et déformé des sociétés d'où ils provenaient. Mais surtout, contrairement à l'idée que l'on se fait couramment aujourd'hui, ils n'apparaissaient pas très dangereux. Et lorsqu'on fut mieux informé de leur force et des effets de leur sauvagerie, on ne songea plus dès lors qu'à les utiliser dans les conflits locaux. Occupant des offices de conseillers, de mercenaires, de fournisseurs, d'intermédiaires, les Occidentaux de tout poil, reîtres portugais, curés espagnols, cadets français, marchands hollandais, qui sillonnaient l'Asie du seizième au dix-huitième siècles, ne jouaient que les utilités. La réflexion du Churu avec qui s'entretenait Paul Mus aurait été pleinement pertinente à l'extrême fin du dix-huitième siècle, quand Nguyên Anh utilisait les services de l'évêque d'Adran, Pigneau de Béhaine, les bateaux, les artilleurs et les officiers de fortune que ce dernier recrutait en France ad majorem Dei gloriam, afin de renverser les "usurpateurs" Tay Son et de réunifier le Viêt-Nam sous une nouvelle couronne. Mais cette époque, où les potentats locaux pouvaient utiliser la force et la technique européennes à leur profit, souvent aussi à leurs risques et périls, allait prendre fin avec le début de l'industrialisation massive de l'Angleterre d'abord, puis de l'Europe occidentale.

Dans un monde confucéen, où le mercantilisme avait certes une place mais qui demeurait subalterne, l'expansion européenne prenait très clairement allure de menace. Le Japon d'abord, la Chine ensuite, avec la Corée et le Viêt-Nam allaient se fermer. Les barbares de l'ouest étaient facteurs de désordre, de décadence morale, ce qui n'avait rien d'étonnant puisqu'ils provenaient d'une région excentrique-- l'animalité de l'âme humaine étant proportionnelle à la distance qui sépare son lieu de naissance du Milieu du monde, opportunément occupé par le parangon de l'humanité réalisée, le fils et le mandataire du Ciel. A refuser l'irruption de ce désordre corrupteur, il n'y avait donc rien à perdre.

Nguyên Anh, devenu l'empereur Giâ-Long, avait clairement perçu les risques. Il demanda que ses successeurs se passassent du service des étrangers dont il avait eu lui-même le plus vif besoin. La nouvelle dynastie allait se conforter par un conformisme renouvelé à la source des classiques chinois. Devant la montée des périls, fort perceptible même dans le secret des cités interdites de Huê, de Yedo, de Pékin, il fallait recourir à l'arme suprême de la vertu, de l'harmonie avec les décrets du Ciel et la volonté des ancêtres. Les éléments subversifs laissés derrière eux par les missionnaires enfin expulsés étaient comme des abcès où pullulait le virus de la trahison et il fallait en débarrasser la face du pays.

Le souci de la perfection morale n'empêchait pas celui de l'efficacité matérielle. L'image d'un Orient frileusement replié sur lui-même, ignorant le mouvement du monde, n'est bien sûr que l'un des pauvres mythes qui servent à justifier tous les brigandages. Les appels angoissés aux réformes ne manquent pas chez les mandarins modernistes, touchés eux aussi par la philosophie des Lumières qui leur parvenait en traduction chinoise et les luttes politiques entre tendances au sujet des réformes sont maintenant bien documentées. Les crises internes, comme celle des Tai Ping, étaient d'ailleurs là pour en marquer l'urgence. Ce qui manquait était aussi une analyse approfondie du "phénomène" occidental. L'Asie a certes envoyé des missions d'information en Europe et en Amérique, au XIXe siècle, mais l'information circulait peu et lentement. On se souvient, par exemple, de la décision de la Cour de Huê d'acheter à Manille un de ces navires à vapeur dont la maniabilité avait posé d'insurmontables problèmes à la flotte de guerre viêtnamienne. On confia cette précieuse acquisition aux plus habiles métallurgistes du pays, des artisans dont le talent force encore l'admiration des technologues modernes. Ils copièrent pièce à pièce les éléments de la machine. Mais, faute évidemment d'en connaître la théorie, ils ne purent jamais faire fonctionner leur copie que les Français devaient retrouver rouillée, cinquante ans plus tard, à l'arsenal de Huê.

On pourrait donner à cette anecdote une sorte de valeur exemplaire: l'Asie, disons le tiers monde, avait compris qu'il y avait un secret à la puissance soudainement manifestée par l'Europe, et ce secret elle ne pouvait le comprendre qu'après en avoir péri. Les colonisateurs ne s'embarrassèrent pas de subtilités; les obstacles, il fallait les lever, les oppositions, les écraser. Le secret philosophal, c'est à coups de pieds dans le derrière que l'on entendait le faire passer dans la culture locale. Le moment vint bientôt où l'essentiel parut, aux yeux d'une partie de l'élite traditionnelle, menacé d'anéantissement. Et ce furent, au Cambodge comme en Annam, en 1885-6, des révoltes légitimistes qui marquaient les derniers soubresauts d'un corps politique agonisant. Alors qu'en Birmanie les sujets de Sa gracieuse Majesté britannique supprimaient la monarchie d'un trait de plume, les républicains français refourbissaient les trônes viêt, khmer et lao dans l'espoir de capter les loyautés qui s'y attachaient. Le calcul n'était pas entièrement absurde. A trois ou quatre générations de distance, on voit bien à quoi l'ex-roi Sihanouk a dû de tenir si longtemps le devant de la scène, cependant qu'à Saïgon il n'était pas de politicien, avant 1975, qui n'ait songé à un moment ou à un autre, à recourir à Bao Daï, dont l'une des rares gloires aura été, à l'instant choisi par le destin, d'accepter de se faire le conseiller spécial Vinh Thuy de la république de Hô Chi Minh.

C'est une façon d'être orphelin qui succéda à l'échec des révoltes des lettrés, juste avant le triomphalisme des Paul Doumer, au tournant du siècle. L'être viêtnamien se fit questionnement lancinant: pourquoi la défaite de la vertu? A quel modèle se vouer? Le mouvement républicain chinois? La réforme meiji? Faut-il tenter de maîtriser le savoir occidental? Autant de questions, autant et plus de voies à explorer.

On sait la suite, l'émergence à peu près simultanée, au lendemain de la première guerre mondiale, d'un courant nationaliste que l'on peut dire bourgeois, et d'un courant nationaliste-communiste. J'emploie cette appellation inhabituelle pour bien marquer que l'histoire du mouvement communiste indochinois, fort orthodoxe au demeurant, a toujours tourné autour de la question nationale. La chronique des événements, depuis 1930, est assez connue (Voir Marr, Rousset, Turner et beaucoup d'autres), mais ce qu'il faut saisir ici, c'est la véritable mutation intellectuelle qui les a rendu possibles. Le concept de nation, avec tout ce qu'il charrie de passionnel, a subi une transformation radicale: il n'est pas l'héritier du siècle précédent; il est plaquage de la notion élaborée en Europe au XIXe siècle et réinterprétation d'un passé révolu, avec lequel la continuité a été rompue, davantage par l'échec de la résistance à la colonisation que par l'intrusion coloniale elle-même. Et si l'on reprend la superbe et prophétique pancarte de Go-'ong, qui annonçait une lutte à outrance, on voit que notre lecture peut facilement jeter un pont sur cet échec, sur ce hiatus caché. Non seulement la résistance a cessé, à un moment donné et le peuple a lâché les bâtons qui devaient finalement chasser l'envahisseur, mais la colonisation a profondément remanié le paysage, surtout au sud, et la société. Cette "libération des forces productives" brisait le modèle traditionnel, le rendait inopérant et le constituait en passé, sélectivement idéalisé. Cette rupture-- plaçons-la pendant les trois premières décennies de ce siècle qui sont aussi, remarquons-le, l'apothéose du système colonial marchant à grands pas vers sa Roche Tarpéienne-- brisait l'image que les Viêts se faisaient d'eux-mêmes. Et cependant qu'il fallait la recomposer avec ces débris, on le faisait selon une logique nouvelle, importée, celle d'une nation moderne qui, comme une quelconque Pologne, n'aurait cessé de subir des invasions étrangères pour s'en affranchir, en subir d'autres et les rejeter à nouveau, comme si un être transhistorique et immuable, la viêtnamité, était resté tel qu'en lui-même, hermétique, sous l'emblème du phénix, pour revenir toujours à son être. Les nationalismes modernes se font toujours l'historien de l'immuable. En même temps que surgissait le noyau mythique, lieu commun des trajectoires passionnelles, les restes du tableau ancien devaient être refoulés. S'étonnera-t-on, dans ces conditions, de voir ressurgir chez les hardis paysans devenus révolutionnaires, cadres combattants, techniciens de l'agitation, ce conservatisme confucéen qui imprégnait la culture villageoise et qui, d'être ignoré et refoulé, se retrouve si typique dans l'esprit et la méthode des cadres communistes d'aujourd'hui?

Il est impossible ici, même en quelques pages, d'entrer dans une description de la culture viêtnamienne qui permettrait de cerner l'identité qui en est le noyau. Le mieux est de renvoyer aux livres de Paul Mus, à la thèse de Dinh et surtout à celle, encore inédite, de Neil Jamieson, qui fournit un cadre interprétatif, à partir d'une subtile généralisation des concepts de yang et de yin, extrêmement stimulant. Il date aussi très précisément la rupture culturelle au moins là où elle est repérable, c'est-à-dire dans le mouvement littéraire.

C'est 1932. Le 10 mars, paraît à Saigon, dans un hebdomadaire, un poème intitulé Tinh Giâ ("vieil amour") sous la plume d'un poète et essayiste très estimé, Phan Khoi. Rompant avec les formes millénaires de la poésie classique, il crée un nouveau mode d'expression qui permet d'exprimer des sentiments nouveaux. Pour aller très vite, appelons ça l'individualisme. Ce point de départ de la "poésie nouvelle" en viêtnamien marque bien le basculement dans un monde nouveau qui s'est imposé depuis longtemps, mais parvient seulement là à faire éclater l'ancien principe d'identité, après un demi-siècle de tension.

Le mouvement prend de l'ampleur, quelques mois plus tard, avec la transformation d'une revue, Phong hoa (Moeurs), sous la direction de Nguyên Tuong Tam. Jamieson décrit ainsi l'entreprise: "Dès le premier numéro publié sous sa direction, Tam lança une puissante attaque contre les fondements même de la société viêtnamienne... Tam essayait de démontrer que la culture traditionnelle était si étroite, rigide et démodée qu'elle devait être abandonnée. Il pensait que l'indépendance nationale, la prospérité et le bonheur individuel étaient rendus impossibles par un attachement sentimental trop répandu à l'égard de valeurs traditionnelles dépassées. C'est ce conservatisme culturel, disait-il, qui était la plus grande faiblesse du peuple viêtnamien. Il voulait utiliser sa revue pour détruire l'attrait de la tradition et pour créer un nouveau système de valeur, une nouvelle littérature, une nouvelle société. une nouvelle façon de vivre" (p. 13).

"Chaque côté-- écrivait Tam en octobre 1932-- a ses bons et ses mauvais aspects, et l'on ne sait pas encore bien où se trouve la moralité. Mais lorsque l'on prend la vieille civilisation et qu'on la met en pratique sous nos yeux, le résultat ne nous satisfait pas. Nous ne pouvons faire autrement que de continuer à espérer dans la civilisation occidentale. Où elle nous emmène, nous l'ignorons. Mais notre destinée est de voyager dans l'inconnu, de continuer à changer et à progresser". (Cité par Jamieson, p. 14). Et aux protestations indignées qui s'élevaient un peu partout, Tam répondait abruptement: "Les conservateurs ne comprennent pas qu'il faut détruire si l'on veut construire. Et ces gens-là, même s'ils vivaient à la (grande) époque des Yao ou des Sung arriveraient encore à se plaindre du "déclin des moeurs" et ils voudraient revenir à une époque encore antérieure, au temps des cavernes et de la viande crue". (idem, p. 15)

Des phénomènes de ce genre, avec tout ce que l'on voudra de variation et de décalage, se sont produits dans tous les pays de la région. Et l'on ne parle pas ici de ces nationalismes qui affectent des régions qui n'ont jamais connu d'unité politique avant la colonisation, comme la Malaisie ou l'Indonésie. Les deux cas les plus intéressants à observer sont ceux de la Thailande, qui a pu se soustraire à la colonisation directe, mais non à l'impact occidental, et du Cambodge où l'évolution a été plus lente et tardive.

Il faut qu'il y ait rupture. Ce que j'aimerais, par convention, appeler les "anciens régimes", ne sont pas ce que l'on appelle aujourd'hui, également par convention, des nations. Le mot a lui-même subi une mutation par rapport à ce qu'il recouvrait à ses origines latines et médiévales (tantôt "tribu", tantôt "civilisation". Les nations qui regroupaient les étudiants de la Sorbonne du Moyen âge étaient France, Normandie, Picardie et Allemagne). Cette rupture entre l'Ancien (régime) et le Nouveau (l'ordre "national" issu de l'Occident) peut prendre les formes les plus variées. En Thailande comme d'ailleurs au Japon mais sur un mode différent, elle a été progressive et elle s'est faite surtout à l'instigation d'une partie de la petite classe dirigeante. C'est le nom du roi Chulalongkorn (1868-1910) qui est le plus souvent associé à l'émergence de l'Etat moderne, en raison des réformes qu'il a su introduire dans le fonctionnement et le rôle de l'administration. Le terrain avait certes été ameubli par son prédécesseur, le roi Mongkut qui avait mené une importante réforme religieuse. Le produit social de ces remaniements du rôle de l'Etat allait se faire sentir en 1932-- intéressante coïncidence-- avec un coup d'Etat qui reléguait la monarchie, désormais constitutionnelle, à l'arrière-plan, symbolique, de la gestion politique. Cette "révolution" marquait l'arrivée sur la scène du pouvoir d'une nouvelle génération, c'est-à-dire à la fois une nouvelle classe sociale, avec une attitude politique et culturelle nouvelle: on entendait là pour la première fois les accents d'un langage nouveau, celui, précisément, de l'identité nationale; pour la première fois un principe passait, dans la hiérarchie des valeurs, au-dessus des deux ordres cardinaux de la monarchie et du bouddhisme, celui de la Nation, auquel les deux autres devaient dorénavant se subordonner. La rupture était là. Le contenu de la notion nouvellement promue pouvait rester vague, diffus, limité encore à des cercles restreints. L'important était que le but du politique était changé. Il ne s'agissait plus de souveraineté universelle, de réalisation du dharma, mais de procéder à l'intégration nationale; la monarchie, ses rituels, son charisme devaient en constituer un instrument, parmi d'autres. Le processus est encore en cours. Il fonctionne mal dans le Nord, où il a affaire aux peuples montagnards, ou dans le Sud où l'accommodement avec l'islam reste un peu épineux. Mais il fonctionne bien avec les provinces khmérophones du Sud-Est où l'assimilation à l'identité thailandaise s'est mise en marche récemment et progresse très vite. Là comme ailleurs, le sentiment national, lié à l'origine aux intérêts d'une petite classe de commerçants et d'administrateurs qui a réussi à brider l'aristocratie, se répand du haut vers le bas, avec des méthodes d'endoctrinement et d'encadrement des jeunes classes d'âge qui n'ont rien à envier aux totalitarismes plus chevronnés.

C'est encore vers les mêmes années qu'émerge en Birmanie le groupe des Thakin qui forge tout ensemble une conception de la nation birmane, un mouvement de réforme et de lutte pour l'indépendance nationale, et une idéologie socialiste qui intègre l'essentiel de la pensée bouddhiste. C'est certainement le plus ambitieux mouvement de synthèse et de renouvellement du cadre traditionnel-- favorisé par l'abolition de la monarchie au XIX e siècle-- mais la fascinante originalité de l'expérience birmane reste mal connue à l'extérieur; peut-être mieux adaptée que d'autres au contexte local, elle a buté sur la question des petites nationalités.

Les années trente voient aussi apparaître le bouillonnement nationaliste au Cambodge, autour de Son Ngoc Thanh, de son journal "Notre Cité" et des bonzes et autres satellites de l'Institut bouddhique de Phnom Penh. Mais, pour des raisons qui tiennent essentiellement au caractère périphérique du Cambodge par rapport aux grands circuits économiques et donc au courant central de la colonisation, les choses vont plus lentement au Cambodge et le nationalisme reste faible, fragmenté, peu articulé, pendant longtemps. Il ne pénètre que fort lentement une élite urbaine d'ailleurs en très grande partie chinoise et viêtnamienne-- qui n'acquiert les moyens de se faire entendre dans le pays rural que dans les années soixante, avec le développement de l'instruction publique. J'ai évoqué ailleurs l'évolution qu'ont connue certains concepts, en particulier celui de révolution, dans un milieu qui n'était pas très favorable à leur éclosion.

Si l'on veut être très bref, on dira que ce qui se passait en 1932 au Siam et en Cochinchine survient dans le vieux srok khmer en 1970. Le renversement de la monarchie s'accompagne d'une explosion de discours républicains, jacobins, nationalistes, xénophobes, qui visent tous à projeter l'image d'un Etat fort, uni, expression conquérante d'une nation brusquement réveillée, debout face à l'avenir. C'est la comédie que se jouent à Phnom Penh les bourgeois, les petits fonctionnaires et la jeunesse des écoles; elle prend très bien dans les villes, mais tombe à plat dans la plupart des campagnes. La paysannerie, peu travaillée par une modernisation qui ne l'a pas encore vraiment touchée, choisit de suivre Sihanouk, dont le discours est aussi nationaliste sinon plus, mais dont l'essence est royale. L'être compte plus que le dire dans un monde villageois où c'est l'être qui autorise le dire et où le dire ne fait pas être, comme dans la politique moderne.

On sait comment les chaumières où se pesaient ces rustiques calculs allaient aussitôt s'embraser sous l'ouragan de fer et de feu lancé du ciel par le remarquable agent modernisateur USAF, (US Air Force). On sait aussi que le combat cessa faute de combattants et qu'une poignée d'idéologues ultranationalistes, staliniens de surcroît, allait se trouver maîtresse du terrain. Ils étaient porteurs d'une intéressante ambiguïté: ils proclamaient que le but fixé à tous était la (re) construction de la nation, qu'il fallait assurer sa grandeur et sa puissance, en même temps qu'ils estimaient en pratique ne pas avoir à s'arrêter aux formes habituelles de la vie sociale et politique ordinaire des nations, puisque la population dans sa totalité était traitée comme si elle faisait partie, à des degrés différents, du parti communiste. Elle devait se plier à son éthique et à ses exigences, et être punie en cas de manquement, comme si elle avait déjà rejoint l'avant-garde. La nation n'était donc plus la nation "classique" dans sa diversité économique, ses classes, ses régions, ses composantes culturelles. Toute marque d'hétérogénéité devait être abolie et l'on jeta sur les routes des millions de gens pour brasser le tout et en faire un mélange homogène. L'effet fut atroce et la sanction rapide: une déconfiture foudroyante et définitive allait ramener les Khmers rouges à ce qu'ils étaient avant 1970, de petites bandes d'insoumis rôdant dans une forêt hostile.

Aujourd'hui le Cambodge offre aux spécialistes de la pathologie politique un cas fort intéressant, mais qu'ils semblent répugner à observer de près. Voici un pays ancien, héritier des plus anciennes traditions de la région, détenteur avec Angkor de l'une des merveilles du monde, qui se trouve doublement orphelin de ce que le monde moderne impose partout où il va: un Etat et une nation. L'Etat mis en place par les Viêtnamiens en 1979 a peu de substance, peu de ressources, et ses principes s'accordent peu avec la réalité. Il est comme suspendu au-dessus d'un pays qu'il ne contrôle que de fort loin. Dans les villages et dans les faubourgs des anciens centres urbains, la société paysanne s'est reconstituée toute seule, récupérant les terres et les techniques coutumières. Un commerce qui s'effectue à peu près librement à partir de la frontière thailandaise irrigue le pays, sous l'oeil passif d'une administration impotente, qui ne dispose guère de ressources qui lui permettraient d'intervenir. Quant à la nation, dont j'ai déjà dit que son image moderne n'avait pas encore atteint les terroirs reculés, elle apparaît comme un thème et un langage qui, pour être invoqués par toutes les factions politiques en lutte, sont remarquablement inopérants. En 1979, quand les troupes viêtnamiennes ont saisi le pays, l'immense majorité de la population a accueilli l'étranger avec soulagement et une très grande partie de ceux qui sont partis ensuite appartenaient justement à ces couches qui ont vocation de bourgeoisie dominante, qui ne se sentaient pas en mesure de récupérer le pouvoir. Leur nationalisme les a conduits tout droit vers les camps de réfugiés et de là, vers les grandes villes de l'Occident où ils pourront atteindre au moins leur rêve de promotion sociale, au prix de l'abandon de leurs ambitions politiques.

Ce n'est pas l'exercice naturel du bon sens qui s'est joué la. C'est le fait que le nationalisme, quand il est le fait des possédants ou des dirigeants, ne sert qu'à justifier leurs ambitions propres. C'est là une situation assez différente de celle qui prévaut ordinairement chez les cultivateurs cambodgiens qui sont plus préoccupés par les conditions locales et pour qui l'identité khmère n'est pas l'objet de la douloureuse inquiétude de l'intelligentsia et de la petite bourgeoisie urbaine, toujours promptes à crier à la disparition de la race khmère. Le concept de nation n'a pas été assez élaboré pour se dégager des concepts et des images traditionnelles qui tournent autour du srok et du sang khmers. Pour le paysan, ces choses qui signalent l'appartenance sont de l'ordre de l'évidence et puisqu'elles sont vécues, il n'est nul besoin de les transférer dans le discours. C'est d'ailleurs là un fait général: l'apparition de la Tradition, de l'identité, de la culture dans un discours qui en questionne les fondements ou le devenir, ne peut se faire que chez des gens pour qui ces choses sont mortes. La négritude ne peut être affaire que de nègres blancs. Il n'est pas peu paradoxal d'entendre se plaindre des menaces qui pèseraient sur l'avenir du Cambodge et sur celui de la "race" ou de la civilisation khmères ceux qui justement ont choisi l'occidentalisation à tout va. Les villageois que j'ai vus s'interrogent plutôt sur la venue des pluies. Moi aussi.

Update Jan-Fev2005
 
 
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